République (IVe). (suite)
Pinay offre une image rassurante. Arc-bouté sur l'idéal du « bon sens », il veut divorcer avec le dirigisme, limiter le train de vie de l'État, défendre la monnaie, stopper l'inflation. Sa popularité croît grâce à la hausse des indices, à la poursuite de la reconstruction, au blocage des prix, au lancement du fameux emprunt Pinay. Malgré le ralentissement de l'investissement et la stagnation des salaires, les premiers signes des « Trente Glorieuses » font de lui un homme de recours. La reprise n'est pas encore assurée pourtant, car l'effet Pinay est surtout psychologique, servi par une habile propagande masquant une récession sensible (déficit extérieur notamment).
La IVe République reste « malade ». L'anticommunisme et l'antiatlantisme activent une tension que renforcent notamment l'affaire des Pigeons (en mai 1952, Jacques Duclos, secrétaire général du PCF, est soupçonné d'espionnage, arrêté, et momentanément accusé d'atteinte à la sûreté de l'État) et l'affaire du « trafic des piastres » en Indochine (1952-1953). La France n'a pas trouvé son équilibre. La paralysie du système institutionnel est particulièrement patente : treize tours de scrutin sont nécessaires au Congrès pour élire, en décembre 1953, le modéré René Coty à l'Élysée ! Le pays ne prend pas la mesure de la principale impasse dans laquelle il s'est enfermé : la crise coloniale. En 1952-1953, sous les gouvernements Pinay, puis René Mayer (janvier-mai 1953), et Joseph Laniel (juin 1953-juin 1954), l'indépendance indochinoise n'est toujours pas à l'ordre du jour. Une répression silencieuse s'abat sur les nationalistes maghrébins, sans que les Français s'en émeuvent. Quoique les questions tunisienne et marocaine soient portées devant l'ONU (octobre 1953), la politique française est figée. Pis, les gouvernements refusent de voir qu'en Algérie se prépare une grave crise. Bref, le conservatisme rassurant du centre droit ne conduit pas vers une harmonie profitable. Puis intervient le choc : la défaite de Diên Biên Phu (7 mai 1954). La guerre d'Indochine est perdue et Pierre Mendès France arrive aux affaires (18 juin 1954).
Mendès France : héros, ou « bradeur » ?
« Mendès », c'est le retour de la gauche républicaine classique. Avec une confortable majorité, il applique sa maxime : « Gouverner, c'est choisir ». Les accords de Genève mettent fin à la guerre d'Indochine (21 juillet 1954). Le discours de Carthage (31 juillet) prévoit l'indépendance tunisienne. La France semble renouer avec une logique de paix, de concorde. Cependant, il reste l'épineux problème du projet de Communauté européenne de défense (CED), qui envisage la construction d'une armée européenne intégrant des soldats allemands sous un commandement supranational, tout en évitant le réarmement outre-Rhin. Depuis la signature du traité (mai 1952, sous Pinay), la CED n'a pas été ratifiée par le Parlement, et cette question n'a cessé d'empoisonner la vie politique. Sur fond de germanophobie et de débat sur la question supranationale, cédistes et anticédistes, dont les attaches transgressent les frontières traditionnelles de l'échiquier politique, s'affrontent durement. Mendès impose finalement le débat. Mais, le 30 août, la CED est rejetée. On parle alors de « crime » : pour les cédistes, Mendès devient le « bradeur de Genève » et de l'Europe (malgré les accords de Paris - sur l'entrée de l'Allemagne dans l'OTAN -, qui heurteront les anticédistes cette fois-ci, en octobre-novembre 1954). Il en ressort une situation d'équivoque qui empêche Mendès de poursuivre son programme socioéconomique, lancé grâce à l'obtention des pouvoirs spéciaux en matière économique (13 août 1954).
Soutien à l'agriculture, construction d'établissements scolaires et de logements, lutte contre l'alcoolisme et campagne du lait, création du haut commissariat à la Jeunesse et d'un Fonds de reconversion de l'industrie et de la main-d'œuvre : Mendès pratique une politique audacieuse, arrimée à l'idéal de la « modernisation ». Néanmoins, passions et vents contraires ont raison de sa hardiesse et mettent encore à nu les déficiences d'une République tiraillée entre philosophie moderniste et réflexes conservateurs.
Il en va ainsi de l'Algérie. À la Toussaint 1954, les nationalistes passent à l'action. Pour toute réaction, sitôt après la paix asiatique, Mendès et François Mitterrand (ministre de l'Intérieur) avalisent la politique de l'ordre. Après la crise de la CED et au lendemain de la paix indochinoise, le 1er novembre algérien brise les espoirs de stabilité. Le 6 février 1955, le gouvernement Mendès est renversé. La parenthèse de l'espoir se referme. En voulant gouverner au-dessus des partis, fort d'une légitimité surtout extraparlementaire, il s'est attiré beaucoup d'inimitiés. S'il est entré dans la légende de la IVe et de la gauche, c'est probablement à cause de son pragmatisme et peut-être aussi des attentes - parfois confuses - que sa pensée et sa gestion politique font naître chez nombre de Français en une période très troublée.
Une crise de « croissance »
Dès lors, le régime semble soumis à une paralysie due à la fatalité des antagonismes politiques français. Il y a de cela, c'est indéniable ; mais la crise de croissance sociale et politique est plus déterminante. Les mentalités n'arrivent pas toutes à « adopter » la société qui se profile. Parmi les signes de cette évolution et des refus qu'elle nourrit, relevons le cas du poujadisme, contestation très circonstancielle.
Quand le mendésisme incarne une aspiration à la rénovation, le poujadisme est nostalgique. Fondée, à l'origine, à partir d'une fronde antifiscale de petits commerçants réunis, en 1953, autour de Pierre Poujade, papetier à Saint-Céré, l'Union des commerçants et des artisans (UDCA) illustre le malaise d'une opinion de droite qui se sent flouée et oubliée par la modernisation. Dans un langage empruntant au populisme autoritaire et antiparlementariste, mythifiant le passé, l'ordre, la grandeur française, le poujadisme - qui entre au Palais Bourbon en 1956 - n'est au départ qu'un sursaut corporatiste, désespérément conservateur. L'ambivalence de l'identité mendésiste comme le poujadisme montrent que la France est avide d'un recours (Pierre Poujade, lui aussi, est un homme plein de charisme), mais qu'elle assimile mal le passage à la société d'après-guerre, qu'elle aspire à bénéficier des fruits de la croissance.