fêtes (suite)
Les détails de son déroulement varient dans le temps et dans l'espace, mais on retrouve toujours les mêmes grands traits : danses et cris, instruments de la vie agricole en main ; jeux sportifs et courses dont le vainqueur reçoit comme prix un animal (« courir le mouton », « la perdrix ») ; masques, déguisements et cortèges, le bonhomme Carnaval - Caremantran - apparaissant sous la forme d'un mannequin mis à mort, brûlé ou noyé, avant les ripailles finales. Les villes, quant à elles, offrent une version amplifiée : multiples cortèges de chars et, dans le Nord, à partir de la fin du XVe siècle, « défilés de géants ». Partout, Carnaval est le moment de la licence, des excès, et celui du renversement du cours habituel des choses : exaspération païenne avant carême, défoulement social - qui peut aller jusqu'à la révolte - avant le retour à la soumission ordinaire. C'est aussi la mort annoncée des froidures, la promesse du renouveau vital, que rappellent les soufflaculs occitans et catalans ; ceux-ci évoquent l'ours qui, au sortir de sa tanière, lâche un pet de « déshibernation » pour évacuer le bouchon d'herbes qui lui obstruait l'anus, avant de contempler le ciel et de décider si le temps est suffisamment beau pour que le printemps commence sans attendre, ou s'il peut encore dormir quarante jours ! De toute manière, la renaissance est annoncée.
Avant le cycle de Carnaval viennent les Douze Jours, de Noël à l'Épiphanie, marqués par la fête des Innocents ou l'Aguilanneuf ; au-delà, c'est le temps des Rogations, fête chrétienne où l'on chasse tout de même les mauvais esprits pour attirer fertilité et fécondité, puis l'Ascension et la Pentecôte, les arbres de Mai qui honorent les filles à marier et les feux de la Saint-Jean, propices à la cueillette de plantes aux vertus magiques, les jeux des moissons proches de l'Assomption ; enfin, la Toussaint et le jour des Morts. Si chaque cycle a sa marque, il peut aussi emprunter aux autres : la fête des Brandons a parfois lieu au cœur même des réjouissances de Carnaval, ou est parfois repoussée à la Saint-Jean.
Le charivari traverse Moyen Âge et Temps modernes. Avec lui, la fête tourne à l'aigre : c'est d'abord et avant tout un chahut, qui rappelle les droits des enfants du premier lit avant de permettre un remariage, ou qui vise les unions mal assorties, lorsqu'il y a par exemple une grande différence d'âge entre les époux. Le mari est promené sur un âne, assis à l'envers bien sûr, et ridiculisé pendant ce tour de ville ou de village grotesque ; s'il ne se laisse pas faire, c'est à un voisin qu'on demande de jouer son pauvre rôle. Si certains charivaris sont violents, il est normalement possible de composer, moyennant argent ou boisson offerts par la victime désignée ; le chahut peut même être évité. Il y a d'autres occasions de se rattraper : les maris qui se laissent battre par leurs femmes sont promis à un sort voisin, alors que les belles dont la vertu est sujette à soupçons se voient offrir en mai des bouquets malodorants.
Ces gestes sont précieux parce qu'ils révèlent des pans entiers de la culture populaire. Encore faut-il pouvoir les interpréter.
Caractères et fonctions des fêtes anciennes
Malgré la profusion de leurs formes et leur diversité dans le temps et l'espace, les fêtes présentent des traits communs.
Structures d'encadrement.
• Le premier est l'omniprésence de ces royaumes ou abbayes de jeunesse, ou bachelleries, constituées dès le XIIe siècle, qui rassemblent les hommes pubères et non mariés du village. L'« abbé » ou le « roi », désigné dans un reynage - concours sportif, ou papegai -, acquiert l'autorité pour un an, et sa juridiction n'est pas pure plaisanterie, car il gouverne fêtes et charivaris. En ville, à partir du XVIe siècle, les abbayes accueillent des hommes mariés et s'intéressent dès lors moins aux charivaris. Elles recrutent plutôt dans la même paroisse ou dans la même profession pour organiser carnavals et autres réjouissances. Elles sont alors plus nombreuses (vingt à Lyon au XVIe siècle), recourent aux chars et aux sotties théâtrales, voire à l'imprimé qui immortalise leurs exploits. Les municipalités leur font longtemps bonne figure : l'Infanterie dijonnaise, qui reçoit en 1626 le prince de Condé aux cris de « hurelu, berelu », fournit un exemple significatif de ces bons rapports.
Rites festifs et cycles agraires.
• Ces groupes renaissent chaque année entre Avent et Carême, période dans laquelle le comput, chrétien ou païen, inscrit le début du renouveau. Le cycle pascal, clos par la fête de la Résurrection, commence entre la Chandeleur, première date possible du mardi-gras dans le calendrier julien, et le mercredi des Cendres. En pays occitan, c'est au jour de la Chandeleur que la démonstration sonore de l'ours annonce le printemps ; et c'est souvent le lendemain, fête de Saint-Blaise, que commence Carnaval. Or, saint Blaise participe au renouveau vital : il protège les semences de printemps, les récoltes à venir, et promet un mari aux filles qui viennent le prier.
De telles empreintes païennes renvoient presque toujours à des cultes agraires. La fête des Brandons chasse, par le spectacle de torches enflammées, les esprits mauvais qui menacent les champs et les femmes de stérilité. Les Rogations appellent la bénédiction divine sur les récoltes qui commencent à lever tout en faisant place à l'exhibition de monstres de bois et de tissu qui effrayent les esprits malfaisants. Au cœur de ces rites agraires se nouent les liens qui unissent la fertilité des champs à la fécondité des femmes : l'une est indissociable de l'autre, quand la vie dépend des récoltes.
Les rites d'inversion.
• Ils sont un moyen simple sinon de concilier, du moins de faire cohabiter références païennes et valeurs chrétiennes. Carnaval obéit ainsi à un rythme ternaire significatif : à Romans, en 1580, les mascarades et les danses de la Saint-Blaise arrêtent d'abord le temps ; puis tout est inversé : l'autorité glisse aux mains de ces « rois » tirés de la foule par la grâce d'un concours, pour célébrer dans la dérision la gloire de Maugouvert, le mauvais gouvernement ; le hareng coûte alors plus cher que les mets raffinés. Le délire dionysiaque propre à cette deuxième époque chasse le souvenir de l'austère Carême : le temps lui-même a changé de sens. Au troisième moment, le défilé de « Dame Justice » prépare le retour à l'ordre normal des choses, et le temps reprend son cours.