paysannerie (suite)
Dans la France du Moyen Âge et celle d'Ancien Régime, la variété des terroirs et des équilibres entre villes et campagnes a donc bien donné naissance à « vingt paysanneries contrastées », pour reprendre une formule heureuse de l'historien Pierre Goubert. L'importance de la propriété foncière (plus grande en montagne et dans le Sud-Ouest que dans le Nord et l'Est), celle de l'emprise seigneuriale (plus forte en Bourgogne, Bretagne et Comté qu'en Île-de-France ou en Provence), la vitalité du capitalisme (si intense autour de Paris, Lille, Strasbourg, Toulouse, Bordeaux), suscitaient d'étonnants contrastes. L'héritage juridique et social de la féodalité et l'ouverture croissante de l'économie d'échanges provoquèrent des tensions et des mutations. Cependant, au-delà de cette infinie diversité, à la fin de l'Ancien Régime, le royaume s'organisait autour de deux grands types d'économies et de sociétés rurales : un modèle capitaliste, marqué par la primauté de la grande exploitation et l'importance numérique du salariat agricole, lieu de conflits verticaux (grèves agricoles) et terrain propice à l'individualisme agraire ; un modèle traditionnel de petite ou moyenne exploitation, dans une société à contrastes sociaux moins accusés, à forte attaches communautaires, où les solidarités jouèrent d'abord contre le fisc au XVIIe siècle, puis contre le régime seigneurial, enfin contre la féodalité au XVIIIe siècle.
Paysans et communauté rurale
Très dépendants économiquement du travail et des services de leurs voisins, les paysans ont longtemps été étroitement assujettis aux caprices du climat. De nos jours encore, une grêle qui ravage les vignes, une gelée tardive, une sécheresse prolongée, etc., provoquent de vives réactions et entraînent désormais, dans bien des cas, le déclenchement d'un plan d'urgence. En revanche, jusqu'au XIXe siècle, époque du développement des assurances agricoles, les paysans ne disposaient d'aucune protection. Et les circonstances étaient d'autant plus dramatiques que l'alimentation était à base céréalière, que chaque province vivait d'abord sur ses ressources propres (avant l'internationalisation du commerce du blé, au XIXe siècle) et que les rendements moyens restaient très faibles (autour de 9 quintaux à l'hectare en moyenne, soit dix fois moins qu'aujourd'hui). Les malheurs des paysans, touchés également par les épidémies (en particulier la peste jusqu'au milieu du XVIIe siècle) et le passage des gens de guerre (jusqu'au règne de Louis XIV), avaient pour seul effet de faire fléchir momentanément le fisc : ce qui était déjà important puisque le principal impôt direct, la taille royale, pesait d'abord sur les rustres. Parmi les exploitants, les inégalités étaient tout aussi fortes, et les intérêts, souvent concurrents. Et, en dehors des exploitants, les simples salariés agricoles et les plus humbles paysans ne demandaient qu'à survivre. Pour arbitrer ces intérêts divergents, les paysans disposaient d'une institution locale : la communauté rurale.
Le regroupement des hommes dans le cadre du village, stabilisé autour de l'an mil, déboucha au XIIIe siècle sur l'émergence d'une institution locale représentative des intérêts des manants et habitants : l'assemblée communale, qui se détacha peu à peu du cadre paroissial (premier pôle de fixation) puis du cadre seigneurial (qui avait organisé initialement la mise en valeur du sol). À partir de 1500, la communauté apparaît dans des textes législatifs ou réglementaires : ainsi, l'ordonnance du 25 janvier 1537 donna-t-elle pouvoir aux prévôts des maréchaux de convoquer les communautés « à tocsin et cri public » pour courir sus aux vagabonds et pillards. Elle comparut lors des rédactions des coutumes sous Louis XII ou François Ier par l'intermédiaire de ses procureurs. Ses attributions étaient importantes : en pays de vignoble ou de grande culture, elle élisait le garde des récoltes (le messier), donnait son avis sur l'ouverture des moissons et des vendanges. Un peu partout, elle intervenait dans les pratiques culturales (respect de l'assolement) et contrôlait les usages collectifs (glanage, chaumage, vaine pâture). Dans les pays secs, elle organisait l'irrigation, ainsi au sud du Dauphiné. Elle gérait enfin les biens communaux, dont la possession déterminait le degré de puissance des communautés rurales.
Ces biens communaux étaient souvent disputés par les seigneurs, qui se réclamaient propriétaires originels du sol. Des contestations s'élevaient, aboutissant aux édits de triage (à partir de 1669, les seigneurs haut justiciers obtinrent le droit d'enclore les biens communaux). Ils servirent de garantie hypothécaire en cas d'emprunt. Or, vers la fin du XVIe et la première moitié du XVIIe siècle, troublées par les guerres civiles, les communautés s'endettèrent lourdement, aliénant une grande partie de leurs communaux, en particulier en Bourgogne. Passé la Fronde, la crise des communautés fut générale, mais inégale en fonction de l'importance des terrains communaux. Ces derniers étaient composés en général de pâturages, souvent de mauvais sols (landes, brandes, marais, taillis). Les plus fortes communautés étaient liées à l'économie pastorale. Dans les monts du Vivarais ou dans les « chams » de Margeride, les communautés louaient leurs herbages à des entrepreneurs d'estivage, qui y rassemblaient le bétail de transhumance venu du bas Languedoc. Ce loyer pouvait donner lieu à un service d'engraissement exigé du berger : les moutons acceptés en estivage devaient coucher la nuit dans des parcs sur les champs moissonnés des particuliers, qu'ils fumaient gratis (pratiques des « nuits de fumade ou de fumature ») ; ainsi existait une étroite symbiose entre la transhumance et l'agriculture montagnarde. En Béarn, de véritables républiques montagnardes, les « universitatz et communautaz », négociaient au XVIe siècle des traités avec les éleveurs aragonais, les « lies et passeries », droit que reconnaissait la « coutume du Labourd ».
La puissance des communautés rurales était donc très variable. Dans la plupart des régions, du Moyen Âge au XIXe siècle, les communautés villageoises défendirent farouchement leurs usages dans les forêts ou dans les champs moissonnés (vaine pâture, parcours). Elles cherchèrent à préserver les droits des pauvres (glanage, chaumage, dépaissance) en établissant des quotas à l'égard des grands exploitants (limitation des effectifs du cheptel admis à profiter des droits d'usage) et des non-résidents (propriétaires voisins ou cultivateurs extérieurs, qualifiés de « horsains »). Au XVIIIe siècle, une lutte s'engagea entre ces communautés et les gros laboureurs qui entendaient se réserver la maîtrise du sol toute l'année pour cultiver des prairies artificielles (sainfoin, luzerne, trèfle) - qui restent en place plusieurs années - et utiliser les fourrages à leur profit exclusif. D'un côté, s'affirmait une recherche de productivité agricole par le biais de la liberté de culture et du renforcement de la propriété. D'un autre côté, s'affirmait un souci de protection sociale des petits paysans, à travers le respect de la réglementation économique et des usages collectifs : c'est la tradition communautaire. Au XVIIIe siècle, alors que les écarts sociaux allaient croissant entre une élite de coqs de village (gros exploitants, propriétaires ou fermiers) et une masse de ruraux en voie de prolétarisation, ces tensions s'aiguisèrent. Elles se traduisirent par des actes criminels (incendies de granges, empoisonnement de bétail, menaces d'assassinat, vols de grains et de fourrages, délits de dépaissance), qui se multiplièrent dans le Bassin parisien. Le mécontentement s'exprima violemment lors de la guerre des Farines, au printemps 1775, lorsque les petits paysans réquisitionnèrent et taxèrent les grains trouvés dans les grandes fermes. En fait, cet épisode signale une lutte entre petits et gros paysans qui est le propre des régions de fort capitalisme agraire au XVIIIe siècle. Cette crise s'explique également par la concentration des locations aux mains des gros fermiers : depuis 1650, dans les grandes plaines du Bassin parisien, ces derniers « jetaient à terre » les petits laboureurs en surenchérissant leurs baux auprès des propriétaires. La menace portée aux droits communautaires ne faisait que prolonger la mainmise sur les baux.