Charlemagne. (suite)
Au lendemain de la cérémonie, Charles s'intitule désormais, dans les actes de sa chancellerie, « Charles, sérénissime auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur gouvernant l'Empire romain, par la grâce de Dieu roi des Francs et des Lombards ». Assurément, le titre impérial donne plus de gravité à sa fonction et à sa politique : plus que jamais, Charles se considère comme le fondé de pouvoir de Dieu pour contrôler les destinées du peuple chrétien qui lui a été confié.
La mise en ordre de la société
Dès son avènement, Charles s'est en effet senti investi d'une mission - inscrite dans le rituel même de l'onction royale avant d'être solennellement confirmée par le couronnement impérial : assurer la paix, la prospérité et surtout l'ordre de la société, un ordre considéré comme providentiel et qui doit préfigurer l'harmonie céleste. Toute sa législation exprime ce souci, manifeste par exemple dans l'Admonitio generalis (« Avertissement général ») de 789, véritable loi-cadre destinée à promouvoir la réforme de l'Église et de la société, ou dans les dispositions prises à l'occasion de l'Assemblée des grands de 802.
Pour assurer la cohésion de ses États et l'efficacité de sa politique, Charlemagne a besoin d'une administration solide. Le palais, où les grands de l'aristocratie franque envoient leurs fils, abrite une véritable école de « cadres », dans laquelle Charles recrute ses futurs comtes et évêques. Ceux-ci, exclusivement nommés par le souverain, sont considérés, au même titre que ceux-là, comme des fonctionnaires : les évêques représentent localement le pouvoir en matière spirituelle et ecclésiastique, comme les comtes le représentent en matière civile et militaire. Pour mieux les contrôler, Charles institue les missi dominici, brigades de deux inspecteurs (un comte et un évêque) chargés de surveiller la gestion et la discipline des uns et des autres et de recueillir les éventuelles plaintes.
Mais cela pouvait-il suffire à maîtriser un aussi vaste royaume ? Afin de renforcer sa mainmise sur l'ensemble de ses sujets libres, Charles leur impose à plusieurs reprises (786, 792, 802) la prestation d'un serment de fidélité, au contenu renouvelé de manière chaque fois plus positive. Non seulement il multiplie le nombre des vassi dominici, choisis éventuellement parmi la petite aristocratie, mais il cherche à intégrer autoritairement dans une pyramide d'engagements de fidélité convergeant vers lui toute personne qui importe dans ses États : comtes, évêques, abbés des plus grands monastères deviennent ses vassaux directs, s'ils ne l'étaient déjà, et sont contraints d'inclure dans leur propre réseau de vassalité toute l'aristocratie de leur ressort. En sorte que tous les hommes de quelque fortune se retrouvent vassaux ou arrière-vassaux du roi, ce qui les soumet à une fidélité personnelle de tous les instants, beaucoup plus contraignante que l'engagement public dû par tout homme libre à l'État. De la vassalité, institution à l'origine purement privée, Charles a fait un moyen de gouvernement.
Son obsession normalisatrice touche tous les secteurs de la vie sociale. Il légifère pour que chacun reste à la place (le vocabulaire du temps dit : « ordo », ordre) que Dieu lui a désignée et pour que les devoirs de chacun soient clairement définis. Au moine, la retraite et la prière (si possible dans le cadre de la règle de saint Benoît telle qu'elle est pratiquée dans le monastère de Saint-Riquier en Picardie) ; au clerc, la responsabilité sacerdotale et le soin des âmes ; au laïc, la pratique des préceptes chrétiens et le respect de la paix publique.
Pour préserver la paix ici-bas, Charles sait qu'il faut assurer la prospérité du peuple, et donc garantir la qualité et la quantité des productions agricoles. C'est pourquoi il édicte des règles destinées à assurer l'efficacité des modes de gestion des domaines du fisc (capitulaire De villis, fin du VIIIe siècle) et des établissements ecclésiastiques importants, dont il veut faire des modèles pour tous les grands propriétaires. Pour assainir les échanges, il ne se contente pas d'affirmer la présence de l'État et de ses douanes dans tous les ports et postes frontières de l'Empire. Il revendique aussi, toujours au moyen de capitulaires, le monopole régalien de la monnaie, et assure l'homogénéité de la frappe par l'établissement d'une équation selon laquelle une livre (unité de poids de métal précieux) équivaut à 20 sous (le sou étant l'unité monétaire de base héritée des temps anciens et toujours valide dans les échanges méditerranéens), et un sou à 12 deniers (le denier d'argent étant désormais la seule espèce frappée). Cette équation gardera sa valeur jusqu'à la Révolution française.
Surtout, Charles voulut que « chacun vécût suivant les préceptes divins », comme il est écrit dans un capitulaire de 802. Et sa législation porte aussi bien sur le dogme (comme en 809, quand il décrète, contre Byzance, que le Saint-Esprit procède non « du Père par le Fils », mais « du Père et du Fils ») que sur la pratique. Il est convaincu que, pour préparer la « Cité de Dieu » sur terre et assurer le salut de la société chrétienne dans l'au-delà, il faut élever le niveau intellectuel et moral de celle-ci, et, dans ce dessein, promouvoir l'éducation des clercs et des laïcs. D'où la législation qui, dès l'Admonitio generalis de 789, plusieurs fois réitérée ensuite, exige que chaque évêché, chaque monastère, soit doté d'une école ouverte aux futurs clercs et moines comme aux jeunes laïcs.
La diffusion du savoir suppose l'accès aux livres, et à des livres bien écrits. Charles appuie donc l'activité des scriptoria, non seulement dans les grands monastères dont c'était la tradition (Corbie, Fleury-sur-Loire, Saint-Martin de Tours), mais aussi au palais même, d'où sortent nombre d'œuvres originales, ainsi que des livres liturgiques décorés de miniatures. Il encourage la diffusion d'un mode d'écriture remarquable par sa régularité et sa lisibilité, la minuscule caroline, qui fait aujourd'hui encore le régal des archivistes et des historiens de la période carolingienne.