En quelques semaines, en quelques mois, la mort fauche une part notable de la population d'une paroisse rurale, d'une ville, d'une région : voilà, avant les indispensables et nombreuses nuances, ce qu'est d'abord une crise démographique dans la France du Moyen Âge - nous en savons très peu -, et des temps modernes.
Cette envolée de la mortalité s'accompagne, en général, d'une raréfaction - voire de l'interruption [---] des mariages pendant plusieurs mois, pour des raisons faciles à comprendre quand on pense à la fête, dispendieuse, qu'il est de tradition d'organiser. Elle s'accompagne aussi d'une diminution des naissances, en raison du décès de femmes enceintes et, surtout, d'un déficit de conceptions. Maladie qui désunit quelque temps le couple, aménorrhée de famine pour une partie des femmes, voire abstinence ou pratiques contraceptives, peuvent se combiner pour expliquer ce phénomène, en partie compensé par une reprise des naissances dès la fin de la crise. Ainsi définie, la crise démographique entre de manière spectaculaire dans l'histoire, en 1946 seulement, avec un article de Jean Meuvret, puis de manière irréversible avec la célèbre thèse que Pierre Goubert consacre au Beauvaisis (1958). C'est à partir de cette époque que les historiens découvrent les extraordinaires richesses des registres paroissiaux, ancêtres de notre état civil, et que la notion de crise démographique commence à figurer dans les manuels scolaires.
« C'est la misère qui tue. »
• Cependant, la définition technique et statistique, essentielle, ne suffit pas à rendre compte des véritables dimensions de cette réalité fondamentale que chaque Français vit, jusqu'au XVIIIe siècle, une fois tous les trente ans en moyenne, pour les très graves crises, et bien plus souvent à certains moments. Il manque, tout d'abord, la dimension concrète, humaine, qui varie considérablement en fonction de la nature des crises.
Les plus classiques naissent d'une mauvaise récolte de céréales. Un accident climatique - hiver trop rigoureux ou, plus souvent, printemps pourri - en est le responsable initial. La récolte s'avère mauvaise, parfois catastrophique, et chacun sait, dès lors, que l'année à venir sera difficile. La crise de subsistances représente donc la chronique d'une mort annoncée : faire venir des céréales de régions moins affectées ou de l'étranger est long et, surtout, coûteux, car il faudrait les distribuer à prix bradés à des miséreux incapables de les payer. La rareté des vivres provoque une hausse des prix, accentuée par la spéculation, qui touche de plein fouet les plus pauvres, lesquels ne peuvent acheter en gros au lendemain de la récolte, et vivent au jour le jour. Ce sont ceux-là que la mort frappe parmi les foules qui errent dans les campagnes et surtout aux abords des villes en espérant quelque secours. Le pire est atteint à la fin du printemps, quand la récolte précédente est totalement épuisée, et avant l'arrivée de la nouvelle : moment de la « soudure », de la flambée maximale des prix, du recours aux aliments les plus détestables, des corps décharnés et des ventres gonflés, des cadavres sur les chemins...