Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Dreyfus (affaire). (suite)

La naissance d'une cause

Hormis la famille de Dreyfus, qui ne cesse de clamer son innocence, nul ne doute alors de la culpabilité du capitaine. Quitte à les inventer de toutes pièces, la presse présente les mobiles qui manquaient à cet officier patriote et trop parfait. Cependant, touché par la détresse de son prisonnier, le commandant Forzinetti, directeur de la prison du Cherche-Midi, a encouragé Mathieu, frère d'Alfred Dreyfus, à prendre langue avec Bernard-Lazare. Ce journaliste de talent, fondateur d'une revue de tendance symboliste, est très lié à l'avant-garde littéraire et libertaire. Il est également l'auteur d'un livre, l'Antisémitisme, publié en 1894, qui entend engager le débat avec le publiciste antisémite Édouard Drumont. Mathieu Dreyfus parvient à écarter les préventions de Bernard-Lazare à l'égard de cette famille d'industriels juifs, et à le convaincre de l'innocence de son frère. Ce ralliement est alors le seul. Mathieu, aidé par Bernard-Lazare, se heurte à l'indifférence ou à l'hostilité de la plupart des hommes publics avec lesquels il entre en contact. De futurs grands dreyfusards, tels Auguste Scheurer-Kestner, premier vice-président du Sénat, ou Jean Jaurès, sont encore loin de répondre à l'appel.

En juillet 1895 survient un fait apparemment mineur, qui va se révéler être de première importance : le lieutenant-colonel Georges Picquart succède au colonel Sandherr à la tête de la Section de statistique. Chargé par Mercier de suivre les débats du procès de 1894, Picquart n'a jamais manifesté le moindre doute quant à la culpabilité de Dreyfus. Mais en mars 1896 lui parvient un « petit bleu », une lettre-télégramme déchirée en plus de trente morceaux. Après l'avoir fait reconstituer, Picquart découvre qu'un officier de l'armée française, Ferdinand Walsin-Esterházy, entretient des contacts avec l'ambassade d'Allemagne. Il ordonne une enquête, qu'il garde secrète quatre mois durant, et finit par établir l'identité absolue entre l'écriture du bordereau et celle d'Esterházy. S'étant fait communiquer le « dossier secret », il constate que celui-ci est constitué de pièces nulles, voire fabriquées. Durant l'été 1896, Picquart acquiert la conviction que Dreyfus est innocent. En septembre, il en informe le chef d'état-major de l'armée, le général de Boisdeffre, qui lui impose la discrétion. Picquart s'entête : en octobre, il finit par être écarté de la Section de statistique, tandis que son adjoint, le colonel Henry, qui lui est très hostile, forge un nouveau faux, afin de charger davantage Dreyfus. Le 6 novembre, Bernard-Lazare expédie, depuis Bruxelles, à 3 500 personnalités - parlementaires, écrivains et universitaires - un mémoire, la Vérité sur l'affaire Dreyfus, dans lequel il démontre l'innocence du capitaine. Le 12 novembre de l'année suivante, il récidive avec Une erreur judiciaire. L'Affaire Dreyfus. Les premiers dreyfusards, auxquels s'est finalement joint Scheurer-Kestner, disposent désormais de quelques atouts.

« La vérité est en marche »

Le travail de réfutation méthodique accompli par Bernard-Lazare emporte la conviction de nombreux intellectuels épris de raison et de science. L'historien Gabriel Monod, pourtant d'opinion modérée, est l'un des premiers convaincus par la critique documentaire de Bernard-Lazare. De même que Lucien Herr, le bibliothécaire socialiste de l'École normale supérieure, qui œuvre à mobiliser le réseau normalien constitué d'élèves (Charles Péguy, Albert Mathiez, Paul Langevin) ou d'anciens élèves (Léon Blum, Charles Andler, Jean Jaurès). Le 15 novembre 1897, fort de ces nouveaux soutiens, auxquels se joignent les écrivains Émile Zola et Marcel Prévost, et grâce à des révélations extraites de la correspondance d'Esterházy, Mathieu Dreyfus dénonce publiquement l'officier. Cependant, une enquête confiée au général de Pellieux met Esterházy hors de cause, le 20 novembre. Le 11 janvier 1898, celui-ci est acquitté à l'unanimité par le deuxième conseil de guerre de Paris. Il sort du tribunal sous les acclamations de la foule, tandis que Picquart est arrêté sur ordre du ministre de la Guerre, et Scheurer-Kestner, écarté de la vice-présidence du Sénat. Pour les dreyfusards, la déroute est complète. Ils comprennent qu'il leur faut changer de modes d'action. Dans les milieux universitaires, dans la haute administration, parmi les artistes et les écrivains, se développe un front dreyfusard, que nationalistes et antisémites désignent sous le nom de « syndicat ». Les réseaux se structurent autour de pétitions, de revues d'avant-garde (la Revue blanche) ou de journaux (l'Aurore, le Siècle), de grandes écoles (l'École normale supérieure, l'École des chartes). Le 13 janvier 1898, dans l'Aurore, Zola publie une « Lettre au président de la République » titrée « J'accuse... ! », sur une idée de Georges Clemenceau. En quelques heures, 200 000 exemplaires du journal sont vendus. Le 18 janvier, le Conseil des ministres décide de déposer plainte contre Zola pour diffamation. Le procès est activement préparé par un petit groupe de dreyfusards. Fernand Labori, défenseur du frère et de l'épouse de l'accusé (Mathieu et Lucie Dreyfus), parties civiles dans le procès Esterházy, accepte de plaider pour le célèbre écrivain. Le 7 février, le procès de Zola s'ouvre devant la cour d'assises de la Seine. Chaque jour, de violentes bagarres éclatent aux abords du palais de justice. Les débats sont toujours tendus, et le président Delegorgue s'efforce d'éviter toute incursion dans le procès de Dreyfus de 1894, répétant régulièrement : « La question ne sera pas posée. » Mais les dreyfusards dominent ; ils se rassemblent, le 20 février, au sein de la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, fondée par l'avocat et sénateur Ludovic Trarieux. Il n'empêche : la révélation du « faux Henry », présenté comme « une pièce d'une origine incontestée », fait soudain basculer le procès. Le jury y voit une preuve accablante, et condamne à la peine maximale - un an de prison - Zola et Perrenx, le gérant de l'Aurore. Le 2 avril, la chambre criminelle de la Cour de cassation retient un vice de forme. Le 18 juillet, Zola est une nouvelle fois assigné devant la cour d'assises de Versailles. Ne pouvant développer tous ses arguments, l'écrivain finit par quitter l'audience, et s'enfuit en Angleterre. Quelques jours auparavant, le nouveau ministre de la Guerre, Godefroy Cavaignac, a remporté un immense succès à la Chambre en révélant l'existence du « dossier secret », censé établir la culpabilité de Dreyfus. Les dreyfusards sont de nouveau vaincus.