colonisation. (suite)
Ainsi, les visées économiques n'ont jamais été absentes, mais la colonisation française comporte aussi des aspects qui ne sont pas directement dictés par des intérêts matériels. Dès les débuts de celle-ci, des missionnaires catholiques se consacrent à l'évangélisation des « sauvages » du Canada, où certains subissent le martyre entre les mains des Iroquois. Toutefois, ce message évangélique est terni par l'acceptation de l'esclavage et de la déportation des Noirs dans le Nouveau Monde. Après 1815, le renouveau catholique et protestant entraîne une prolifération des missions. Elles ouvrent la voie à la pénétration de pays inconnus en Afrique, en Asie et dans l'océan Pacifique, au combat contre l'esclavage et la traite des Noirs, à la promotion de l'éducation, à la lutte contre les endémies et les épidémies. L'État favorise généralement leur action, pour étendre l'influence française, et il invoque le devoir de les protéger contre les persécutions des potentats indigènes (en Chine et en Annam), voire contre la concurrence des missionnaires protestants britanniques (à Tahiti, à Madagascar). Les gouvernements de la IIIe République poursuivent cette politique et renoncent à appliquer systématiquement les lois adoptées contre les congrégations non autorisées. En même temps, ils assument ouvertement leur rôle dans la « mission civilisatrice » affirmée par Jules Ferry le 28 juillet 1885, à travers l'action des médecins militaires et civils, des enseignants, des administrateurs, des explorateurs scientifiques.
Cependant, les motivations d'ordre patriotique semblent finalement l'emporter. Sous l'Ancien Régime, le souci d'accroître la puissance et le prestige du royaume en agrandissant son territoire était patent dès les premières expéditions outre-mer, mais il paraît avoir été éclipsé par les préoccupations mercantilistes au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi s'expliquerait l'étonnante indifférence des dirigeants et de l'opinion éclairée, en 1763, devant la perte des « quelques arpents de neige » du Canada (selon les mots de Voltaire) et l'abandon de ces contrées en 1783. À l'inverse, après la chute de l'Empire napoléonien en 1814 et 1815, et l'amputation du territoire français par les deux traités de Paris, la France, isolée par la Quadruple Alliance des grandes puissances en Europe, ne peut plus s'agrandir ailleurs qu'outre-mer. C'est pourquoi, en 1830, le gouvernement ultraroyaliste de Polignac, accusé par l'opposition libérale de servir les ennemis de la patrie, entend se donner une légitimité en vengeant l'honneur national insulté par le dey d'Alger, et en passant outre au veto britannique. La prise d'Alger n'ayant pas suffi à désarmer les opposants, Charles X est détrôné au cours de la révolution de juillet 1830. Née de l'hostilité à « l'expédition liberticide » d'Alger, la monarchie de Juillet reprend puis étend à l'Algérie entière cette politique de conquête, parce qu'elle ne peut abandonner ce « legs onéreux de la Restauration » sans offrir à ses détracteurs de droite (les légitimistes) et de gauche (les républicains) l'occasion d'être accusée de sacrifier l'honneur et l'intérêt nationaux. De même, après la désastreuse guerre franco-allemande de 1870-1871, la République française, isolée en Europe, ne peut songer à prendre directement sa revanche. Les républicains opportunistes dirigés par Léon Gambetta et Jules Ferry, au pouvoir à partir de 1879, veulent avant tout redonner à la France son rang de grande puissance en l'agrandissant - où l'Allemagne ne le lui interdit pas. Mais deux conceptions du patriotisme français s'affrontent : le « patriotisme mondial » des opportunistes, et le « patriotisme continental » des radicaux et des monarchistes. Selon ces derniers, la France ne doit pas faire le jeu de Bismarck, en gaspillant son sang et son or pour un autre enjeu que la reconquête de l'Alsace-Lorraine, en se brouillant avec l'Italie, au sujet de la Tunisie, et avec l'Angleterre, à propos de l'Égypte et du haut Nil. Après la crise franco-britannique de 1898 - provoquée par la rencontre à Fachoda entre la mission Marchand, reliant le Congo à la mer Rouge, et l'armée anglo-égyptienne du sirdar Kitchener -, le ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé - en poste de 1898 à 1905 - réussit à concilier ces deux conceptions : la France s'entend avec la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne pour établir son protectorat sur le Maroc, mais elle se heurte à l'opposition de l'Allemagne, en 1905 (crise de Tanger), puis en 1911 (crise d'Agadir). L'expansionnisme colonial s'identifie alors au patriotisme antiallemand, et l'anticolonialisme tend à se confondre avec la gauche internationaliste. La participation à la Grande Guerre des colonies, qui fournissent soldats, travailleurs, produits et capitaux, parachève cette évolution. Après 1919, les socialistes nuancent leur anticolonialisme (favorable au droit de tous les peuples à l'autodétermination), et le parti communiste reste la seule grande formation systématiquement anti-impérialiste. Mais, après la signature du pacte franco-soviétique par Laval et Staline (1935), et la création du Rassemblement populaire, les communistes sacrifient l'anti-impérialisme à l'antifascisme en préconisant « l'union libre » entre le peuple français et les peuples d'outre-mer. Citant Lénine, Maurice Thorez précise que « le droit au divorce n'est pas l'obligation de divorcer », tandis que le Front populaire ne conteste plus l'unité de la France métropolitaine et de la « France d'outre-mer ». Le ralliement des principales forces de gauche permet ainsi au « parti colonial » de poursuivre sa conquête de l'opinion. On appelle « parti colonial » une nébuleuse d'organisations diverses et complémentaires, visant, depuis les années 1890, à influencer les dirigeants politiques et l'opinion publique : groupes coloniaux de la Chambre des députés et du Sénat (fondés par les républicains opportunistes, mais élargis vers leur droite et leur gauche) ; comités d'études, tels les comités de l'Afrique française et de l'Asie française ; instituts coloniaux rassemblant des informations scientifiques sur les colonies ; lobbies économiques, sous l'égide de l'Union coloniale française ; œuvres de propagande, telle celle de la Ligue maritime et coloniale. Toutes ces organisations tentent de faire « l'éducation coloniale de l'opinion », réputée indifférente ou hostile aux expéditions lointaines, avec l'appui des pouvoirs publics, et par différents moyens : enseignement, littérature, presse, émissions de radio, expositions - dont la plus célèbre, l'Exposition coloniale internationale de Vincennes, reçoit des millions de visiteurs en 1931. Cette action de longue haleine finit par porter ses fruits. À partir de 1938-1939, les premiers sondages d'opinion effectués en France permettent de mesurer l'impact de la propagande coloniale : en février 1939, 53 % des Français (contre 43 %) refusent autant de céder une partie de l'empire qu'une partie de la métropole, mais 44 % (contre 40 %) excluent de se battre pour sauvegarder son intégrité. Ainsi, le consensus autour de l'existence de l'empire est réel, mais il reste fragile et limité jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, bref apogée avant la dislocation.