Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
C

colonisation. (suite)

Mythes et réalités de la « plus grande France »

De la fin de l'Ancien Régime à celle de la IIIe République, la définition des colonies évolue : simples domaines d'exploitation, les possessions françaises sont ensuite considérées comme un empire, facteur de puissance, puis comme « la France d'outre-mer ». Ces représentations se sont superposées au fil du temps, et comportent toutes une part de réalité, mais la dernière reste la plus mythique.

Au XIXe siècle, la « mise en valeur » remplace les principes mercantilistes du vieux système colonial par ceux du libéralisme dominant en Europe, mais cette substitution progressive laisse subsister de nombreux archaïsmes hérités de l'Ancien Régime. L'État français a organisé une répartition inégale de la propriété et des ressources du sol et du sous-sol : la part réservée aux colons et aux sociétés capitalistes est disproportionnée par rapport au nombre de Français ou d'Européens des colonies. En Algérie, ces derniers représentent 2 % de la population « agricole », mais ils possèdent plus de 25 % des terres cultivables. Partout, les mines sont exploitées par des sociétés à capitaux français ou internationaux (sauf les phosphates du Maroc, attribués par Lyautey à un office chérifien en 1920). En revanche, la main-d'œuvre, le plus souvent non qualifiée, est massivement issue de la population indigène, dont la mobilisation est facilitée par divers facteurs : expropriation de terres, pression démographique croissante, obligation de payer des impôts en nature ou en argent, travail forcé au service des autorités publiques ou de sociétés privées (chantier de la voie ferrée Congo-Océan, compagnies concessionnaires de l'A-ÉF), plantations en Afrique noire. Ainsi, la population locale est dépendante de la minorité française, forte de ses capitaux et de ses compétences techniques.

L'économie coloniale n'est pourtant pas homogène : elle comporte un secteur traditionnel agraire ou pastoral d'autosubsistance, qui suffit de moins en moins à entretenir les indigènes, et un secteur moderne dirigé par les Français, produisant pour la vente en métropole ou à l'étranger. Dans ce dernier, les principales activités destinées à l'exportation concernent la production de denrées - vin d'Algérie, olives de Tunisie, arachides du Sénégal, riz d'Indochine -, de matières premières agricoles - coton du Niger, caoutchouc d'Indochine - et, surtout, minières - fer, métaux non ferreux et phosphates d'Afrique du Nord ; charbon du Tonkin... -, les industries de base ou de transformation étant quasiment absentes (à l'exception de quelques unités agroalimentaires). Les moyens de transport, conçus pour drainer les produits coloniaux vers les marchés extérieurs, ne forment pas de véritables réseaux (sauf en Afrique du Nord et en Indochine), et le chemin de fer transsaharien reste à l'état de projet. Faute d'investissements suffisants, l'économie des colonies françaises progresse à un rythme inférieur à celui de territoires voisins (Congo belge, Afrique britannique...). La crise mondiale des années trente frappe les exportations, tandis que des calamités naturelles continuent d'affecter le secteur traditionnel, même si l'intégration croissante des colonies au sein du bloc économique français amortit les effets de la Grande Dépression en garantissant des débouchés en métropole à des prix moins désavantageux que ceux pratiqués sur le marché mondial. Pour leur part, les producteurs métropolitains se plaignent de la cherté relative des matières premières coloniales et de la concurrence de certaines denrées agricoles (vins d'Algérie) ; l'industrialisation des colonies se heurte à l'opposition des entrepreneurs français, qui ne veulent pas perdre des marchés lucratifs, ainsi qu'au refus de la métropole de consacrer une part trop grande de son budget aux investissements coloniaux.

Dans chaque territoire, la colonisation française met en présence deux sociétés distinctes, dans un rapport de domination et d'exploitation et entraîne la prise de conscience par les peuples colonisés de cette inégalité fondamentale. En effet, avec l'action sanitaire et la mise en valeur économique, les populations indigènes augmentent, deviennent plus mobiles et moins isolées. Les relations de travail, la diffusion de l'enseignement élémentaire, voire secondaire et supérieur, le service militaire volontaire ou obligatoire (à partir de 1912), conduisent à la formation de nouvelles couches sociales plus ou moins acculturées par les contacts avec la société française dans leur pays ou en métropole. La France accélère cette transformation en imposant un recrutement massif de soldats et de travailleurs des colonies pendant la Première Guerre mondiale (plus de 500 000 soldats et plus de 200 000 travailleurs, en majorité nord-africains). Les principes démocratiques d'égalité et du droit des peuples (encouragés, notamment, par le président américain Wilson mais aussi par les milieux communistes) se diffusent. Ainsi, avant même la disparition des formes traditionnelles de résistance, des mouvements revendicatifs nouveaux, à caractère plus ou moins nationaliste, se créent : d'abord en Indochine - où rivalisent les partis nationalistes d'inspiration chinoise ou japonaise et le communisme -, au Levant et en Afrique du Nord, où les nationalismes arabo-musulmans voient le jour. Toutefois, en Algérie, à Madagascar et en Afrique noire, le nationalisme est concurrencé par des mouvements revendiquant l'égalité des droits dans un cadre français. La République française convient de la nécessité de parvenir à l'assimilation des sociétés colonisées dans une « plus grande France », mais, afin d'éviter que la France métropolitaine soit mise en minorité, la plupart des experts coloniaux lui préfèrent une association entre des peuples conservant leur identité propre.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l'empire se compose d'un agrégat de peuples désunis, relevant des ministères de l'Intérieur (départements français d'Algérie), des Affaires étrangères (protectorats de Tunisie et du Maroc, mandats du Levant), ou des Colonies (les autres territoires, y compris les protectorats d'Annam, du Tonkin, du Cambodge et du Laos). Sur les 60 millions d'habitants de l'empire, seulement 2,5 millions sont citoyens français. Le suffrage universel n'existe, depuis 1848, que dans les colonies anciennes (dont les communes du Sénégal et les comptoirs de l'Inde, où la soumission au Code civil ne constitue plus une condition nécessaire pour obtenir la citoyenneté), et à Tahiti. Partout ailleurs, la citoyenneté française, jugée incompatible avec le droit familial traditionnel (statut personnel coranique ou coutumier), reste le privilège d'une étroite minorité (même en Algérie et en Cochinchine, représentées au Parlement français). Les dirigeants de la IIIe République n'osent rien changer, ne répondant que par la répression aux revendications. La seule réforme audacieuse, la conclusion des traités franco-syrien et franco-libanais par le gouvernement de Léon Blum en juillet 1936, est ajournée trois ans plus tard par Édouard Daladier, qui craint d'affaiblir la France, menacée par les convoitises de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon. Au début de la Seconde Guerre mondiale, par la conjonction de révoltes intérieures et d'interventions extérieures, la France risque de perdre son second Empire colonial, comme elle a perdu le premier.