Montesquieu (Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de), (suite)
À examiner la postérité des Lettres persanes au XVIIIe siècle, on constate avec surprise que personne n'a tenté de suivre Montesquieu sur le terrain d'une telle complexité structurelle. Condamnation du despotisme, dénonciation véhémente de Law, critique caustique des dogmatismes cléricaux, satire ambiguë des mœurs françaises, éloge des parlements, refus à la fois d'une raison politique niant toute transcendance morale et du droit de résistance à l'anglaise, fondé sur les droits naturels, etc. : la signification politique et philosophique précise des Lettres persanes divise les exégètes.
« Et moi aussi je suis Newton... »
• Les « chaînes » sont également au cœur de l'Esprit des lois, puisque l'écrivain a l'ambitieux projet de découvrir les lois, c'est-à-dire les « rapports » qui rendent compte de la variété nécessaire des différents types de société dans l'espace et dans le temps. La diversité infinie du droit et des mœurs, le chaos des événements, bien loin d'anéantir toute compréhension ordonnée par le modèle des sciences physico-mathématiques (la loi-rapport, issue de la nature des choses, et non plus la loi-commandement), obéissent à une logique secrète, à condition de ramener toutes les sociétés historiques à trois types fondamentaux : la république (qui englobe aristocraties et démocraties) ; la monarchie (propre aux temps modernes issus des invasions barbares) ; le despotisme (qui devient donc un régime en soi, sans cesser pour autant de menacer toute forme politique). Chacun de ces trois systèmes est animé par un « principe » spécifique qui colore les lois, les institutions, les comportements, et qui crée des hommes essentiellement différents : la « vertu » républicaine, l'« honneur » monarchique, la « crainte » despotique. Mais il convient de donner à ces « principes » un sens plus politique que moral. La vertu signifie, dans les Républiques antiques, le dévouement absolu à la patrie. L'honneur, dans les monarchies moder-nes, désigne l'attachement de chacun aux prérogatives du rang, du nom, de la réputation ; des préoccupations apparemment égoïstes, mais qui assurent la pérennité de l'État : chacun, croyant suivre son intérêt, conforte la monarchie, sans que soit exigé le « républicain » sacrifice de soi, et sans la terreur servile des sujets soumis au despotisme. Il y a donc des logiques républicaine, monarchique, despotique, seules capables d'expliquer les lois, les mœurs, l'évolution de chaque société, et seules à même d'orienter la correction des lois et des mœurs, qu'il est impossible de rapporter à une norme universelle. La raison politique se doit de comprendre, avant d'agir, la logique spécifique qui régit les dynamiques sociales, en fonction de l'essence de tel système politique et de l'état historique de telle formation particulière. Il est donc impossible d'appliquer à la réalité « sociopolitique » une table des droits de l'homme qui dériveraient de la nature de ce dernier, et absurde également de vouloir introduire en France, par exemple, la Constitution anglaise : une Constitution n'est rien sans les hommes qui la soutiennent et qu'elle façonne au fil de l'histoire. C'est en ce sens que Montesquieu peut apparaître comme un précurseur de la sociologie, et c'est pourquoi la dernière génération des Lumières, adepte de la perfectibilité de la raison et de ses normes universelles, ne peut guère adhérer à l'esprit de Montesquieu, et reste partagée entre admiration et incompréhension. Il est vrai que la révolution de 1789 a voulu, précisément, substituer les droits naturels aux droits fondés sur l'histoire dont se réclamait l'Ancien Régime. L'idée que Montesquieu aurait donc été le philosophe le plus remarquable de la noblesse et des parlementaires s'exprime dès le XVIIIe siècle.
Le despotisme à la conquête du monde ?
• Montesquieu ne prétend pas que toute société réelle correspond à l'essence de l'un ou de l'autre « type », car il est inhérent à la nature humaine - mélange de raison et de passions - de contrevenir aux lois, par sa liberté constitutive, de se tromper, de corrompre l'équilibre fragile des sociétés. Cependant, Montesquieu montre que toute société obéit à une logique spécifique : la République romaine antique, vouée à la conquête, absorbe le monde - et bascule alors, logiquement, dans le despotisme impérial ; l'Angleterre pousse à sa limite la liberté politique qui caractérise son système, et qu'elle peinera à conserver ; la France atteint l'équilibre le plus harmonieux entre les nobles, le peuple et le roi à la fin du Moyen Âge... Un seul régime ne s'use pas, un seul échappe au temps : le despotisme oriental, qui, sous l'emprise directe des déterminations physiques (climat, espace, relief), transforme les hommes en brutes terrorisées, en forces mécaniques.
Pour éviter ce péril mortel, puisqu'il est irréversible, qui menace tous les régimes, il conviendrait de distribuer chacun des pouvoirs (judiciaire, législatif, exécutif) à des forces sociales différentes, car le propre de tout pouvoir est de vouloir s'étendre, aux dépens des libertés. Montesquieu est l'un des pères du libéralisme politique, mais certainement pas dans l'acception constitutionnelle dont il est crédité depuis 1789, c'est-à-dire celle de la séparation juridique des trois pouvoirs. D'abord, parce qu'il s'agit moins de « séparer » que de lier pour équilibrer, en vue d'obtenir la vraie liberté politique, à savoir la « modération ». Ensuite, parce que Montesquieu mène toujours son analyse en termes d'incarnation sociale des pouvoirs (noblesse, magistrats, cour royale, peuple, etc.). Enfin, parce que la monarchie française, par exemple, attribue au roi deux pouvoirs, l'exécutif et le législatif. La liberté y est donc dépendante des parlements (pouvoir judiciaire et droit de regard sur les lois) mais aussi et surtout des mœurs, de l'éducation, du droit de propriété, de l'hérédité des titres et des fortunes, de la religion, du climat, de la superficie médiocre des États, de la modération des gouvernants, etc.