Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
G

grève. (suite)

Une législation longtemps répressive.

• Devenue progressivement un événement familier, la grève demeure néanmoins illégale en France pendant la plus grande partie du XIXe siècle. La législation révolutionnaire l'interdit comme une forme particulièrement caractérisée de « coalition », puis elle tombe sous le coup des articles 415 et 416 du Code pénal napoléonien. La loi du 25 mai 1864, inspirée par un Napoléon III soucieux de se rallier le monde ouvrier, reconnaît une situation de fait en la rendant licite ; elle n'en reste pas moins fortement encadrée par des dispositions sévères visant les éventuels débordements, les possibles atteintes à l'ordre public et à la liberté du travail. Pendant toute la IIIe République, l'action répressive de la justice montre que, au-delà des termes de la loi, la grève demeure pour beaucoup cette « tentative de perturbation de l'ordre social qu'il est impossible de souffrir », selon la formule employée par Thiers en 1871. Il faut attendre la IVe République pour que le droit de grève soit inscrit dans le préambule de la Constitution parmi les libertés essentielles (mais dans le cadre des lois qui le réglementent) et la loi du 11 février 1950 pour que faire grève n'entraîne pas la rupture du contrat de travail.

Les mouvements de grèves du xixe au début du xxe siècle.

• Il est vrai que l'explosion de grèves qui suit la loi de 1864 semble lier l'agitation ouvrière à l'assouplissement de la législation. Il s'agit en réalité d'un effet d'optique, dû à l'attention que l'on porte désormais à ces mouvements, qui se multiplient sous la Restauration et, surtout, sous la monarchie de Juillet. Dans la mesure où il n'existe pas alors d'observatoire global d'un phénomène social relativement neuf, il est difficile d'en tracer l'évolution d'ensemble : seule nous est parvenue la mémoire de certains épisodes plus saillants, telle la grande grève des mineurs de Rive-de-Gier, dès le Premier Empire. Le travail de l'historien reste donc largement à faire, et s'avère d'autant plus ardu que le phénomène de la grève est délicat à cerner, l'arrêt de travail étant souvent suivi de la dispersion des grévistes, dans une classe ouvrière caractérisée par une intense mobilité géographique. C'est seulement à partir de 1860 que les préfets sont invités à recenser les grèves dans leur département ; à partir de 1886 est publié un rapport récapitulatif annuel, lequel n'est vraiment fiable que depuis 1891, année où il est placé sous la responsabilité d'un office du travail.

Les courbes que l'on peut alors tracer du mouvement des grèves - mesuré par leur nombre, celui des participants, celui des journées de travail perdues, leur durée, etc. - témoignent de leur importance dans le paysage social et politique français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Séparées par des années plus calmes, les grèves éclatent par flambées successives : 1869-1870, 1880, 1889-1891, 1893-1894, 1899-1900, 1904-1907. Chaque fois, les chiffres progressent, jusqu'à cette année 1906, elle-même au cœur d'un cycle revendicatif court de trois ans, où 438 466 ouvriers arrêtent le travail et où, en 1309 grèves, sont perdues 9 438 594 journées ouvrées.

Dans l'immense majorité des cas, c'est une demande d'augmentation des salaires refusée qui conduit à cesser de concert le travail. D'où l'hypothèse d'un lien entre le cycle des grèves et ceux du salaire réel et du coût de la vie. De fait, une relation évidente s'établit entre la revendication ouvrière et l'état de l'économie. Les grèves sont en général victorieuses en période d'expansion - le patron cède alors plus volontiers aux revendications -, et échouent en période de récession, lorsqu'il n'y a rien à accorder et, surtout, lorsque la concurrence est forte sur un marché du travail qui se contracte. Mais la grève éclate pour bien d'autres raisons : l'organisation et les contraintes du travail, les plaintes contre l'encadrement, le refus de la concurrence des femmes et, déjà, des étrangers, ou encore les mauvaises conditions d'hygiène et de sécurité. L'exigence salariale masque donc un malaise souvent multiple.

La grève au quotidien.

• Quand la machine s'arrête et que l'atelier se vide, le pouvoir semble pour un temps changer de mains. C'est « l'échappée belle », selon l'expression de Michelle Perrot : la grève prend alors une allure festive, du moins à ses débuts. Elle est l'occasion d'une sociabilité ouvrière autre que celle du travail ; meetings, réunions, cortèges : les ouvriers prennent possession d'un espace qui n'est d'ordinaire pas le leur, occupant la rue et battant le pavé des villes industrielles. Jaillissent l'inventivité des slogans et la richesse des chansons de circonstance. Se font jour une fraternité, celle des soupes « communistes » ou des exodes d'enfants, et, surtout, une solidarité qui peut s'étendre à la France entière et même à l'étranger. Parmi tant d'autres gestes héroïques se constitue celle des mineurs, dont les luttes, à Decazeville (1886), à Carmaux (1892), à Montceau-les-Mines (1899) et dans le Pas-de-Calais (1902), bouleversent tous les ouvriers du pays. La grève est pour le monde ouvrier l'instrument privilégié d'une visibilité dans la société tout entière, au travers de laquelle naît une identité collective.

Mais elle est aussi un drame : celui de la perte du salaire et des privations familiales ; celui, quand elle dure et s'aigrit, de l'éclatement d'une communauté ouvrière qui se heurte aux renégats, aux « renards », puis aux « jaunes » et aux briseurs de grève, ou simplement aux tièdes ; celui de la violence rageuse qui fait malmener les contremaîtres et lapider les bâtiments, mais aussi celle que l'on subit de la part des forces de l'ordre. Certes, les fusillades du XIXe siècle qui font plusieurs dizaines de morts - telle celle de La Ricamarie en 1869 - appartiennent bientôt au passé. Mais morts et blessés continuent d'accompagner la grève, jusqu'à ces incidents de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges, en 1907, où grévistes et gendarmes s'affrontent le revolver à la main. Comment les romanciers ne se seraient-ils pas inspirés de ce drame emblématique de la société industrielle, dont le Germinal de Zola (1885) offre l'exemple le plus célèbre ? Et comment les syndicalistes d'action directe des années 1900 n'auraient-ils pas vu dans une grève générale le moyen de faire basculer le « vieux monde » ?