baroque. (suite)
Y a-t-il un âge baroque ?
• Ce sont les historiens de l'art allemands qui, à la fin du XIXe siècle, donnent au mot, qui n'a plus de sens péjoratif, son premier ancrage historique en employant le mot Barockstil pour désigner, d'une part, l'art du Bas-Empire et, d'autre part, le style qui suit la Renaissance. Mais déjà apparaissent in nuce les causes de l'imbroglio sémantique : Henri Wölfflin et Cornelius Gurlitt ne s'accordent ni sur le champ chronologique (1520-1630 pour Heinrich Wölfflin ; 1600-1700 pour Gurlitt) ni sur les caractères du style ainsi dénommé, tandis que l'emploi de barock dans des champs historiques très lointains (Antiquité tardive, Europe moderne) prépare le glissement du mot vers une signification transhistorique.
Partageant l'ambition de nombre d'es-prits de sa génération de construire une science de l'art, Wölfflin reprend le terme dans ses ambitieux Principes fondamentaux de l'histoire de l'art (1915, édition française 1952) : il y oppose les formes classiques qu'il met en lumière au XVIe siècle (composition linéaire, en surface, close, procédant par analyse, cherchant l'absolue clarté) et les formes baroques du XVIIe (composition picturale, en profondeur, ouverte, cherchant la synthèse et l'obscurité relative). Wölfflin suggère aussi qu'il s'agit d'un couple qui revient de manière cyclique (art grec classique/hellénistique ; art romain antique classique/baroque ; gothique classique/gothique tardif, qu'il suggère d'appeler baroque). Dans son essai Du baroque (1928, édition française 1935), Eugenio d'Ors pousse à son paroxysme une lecture transhistorique, dont le succès favorise des développements qui relèvent plus de la causerie que de l'histoire, notamment dans le champ de l'histoire littéraire, qui utilisa le mot pour qualifier une période encore différente : 1560-1570 (parfois plus tôt) - 1650-1670 (Marcel Raymond, Jean Rousset).
Les musicologues, qui ont repris le terme aux historiens de l'art, sont les seuls à s'accorder sur une base commune : la période baroque s'étend de Monteverdi à Bach, de 1600 à 1750 environ, et est caractérisée par l'emploi de la basse continue. Toutefois, nombre de ces spécialistes renoncent aujourd'hui à employer un terme jugé trop vague et trop connoté.
En histoire de l'art, l'introduction du terme maniérisme - pour désigner ce que Wölfflin décrivait en 1888 sous le nom de baroque - a déporté définitivement ce dernier vers le XVIIe siècle, mais aussi le XVIIIe. Cependant, les auteurs hésitent entre une définition extensive, où le vocable se dissout jusqu'à devenir synonyme de XVIIe siècle, et une définition restrictive, réduite à certains aspects de l'art du XVIIe siècle, souvent ceux qui répondent de manière plus évidente aux critères de Wölfflin (l'architecture romaine, de 1630 à 1680, mais aussi le grand style architectural, du Bernin à Le Vau, Hardouin-Mansart et Wren, la grande peinture décorative, de Pierre de Cortone au père Pozzo, mais aussi le style de Rubens, etc.). « Baroque » s'applique aussi, par la seule force de l'usage, à l'architecture rococo allemande (mais non au rococo français) ou à l'architecture hispanique du XVIIIe siècle, qui n'ont guère de point communs ni avec le Bernin ni entre eux.
Trois facteurs expliquent que le mot ait résisté à toutes les incohérences évidentes de son emploi en histoire : la tradition hégélienne d'une histoire totale, synchrone (là où l'on explore aujourd'hui le chaos d'une histoire fractale) ; l'illusion réaliste (parce que le mot existe, on croit qu'il s'agit d'une chose, en oubliant que tout change selon le corpus de référence) ; la présence sous-jacente de la notion transhistorique (et notamment de la formulation très forte que Wölfflin lui donna).