Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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mort (suite)

La relative discrétion du moment de la mort - qui, naturellement, n'exclut pas l'expression de la douleur - tient à l'importance accordée à l'essentiel, le sort de l'âme, après le séjour dans le monde mortel, qui est perçu comme la conséquence du péché originel. L'Au-delà est partagé, depuis le haut Moyen Âge au moins, entre deux espaces, le Paradis et l'Enfer. Mais un tel partage rend mal compte de la croyance - très répandue - aux revenants et, surtout, laisse planer une immense imprécision quant au sort réservé au commun des mortels - pas assez mauvais pour gémir en Enfer ni assez bon pour espérer le Paradis.

C'est probablement vers 1170 ou 1180, et dans le milieu des théologiens parisiens, que s'opère un glissement essentiel de l'idée de punition des péchés par le feu - le feu purgatoire - vers celle d'un lieu réservé, le Purgatoire. Presque aussitôt, vers 1200, apparaît un récit fort bien construit, le Purgatoire de saint Patrice, qui donne corps à la croyance et en propose une localisation précise : l'Irlande. L'invention de ce troisième lieu dote d'une remarquable efficacité la gestion ecclésiastique de l'Au-delà : elle sollicite la prière pour les âmes ; elle permet de proposer aux fidèles des « remises de peine » - les indulgences -, dont la vente finance les chantiers de construction ecclésiastiques ; enfin, le Purgatoire légitime l'espérance du salut en instaurant une sorte d'Enfer à temps, au lieu de la seule perpétuité.

Cette invention permet aussi d'insérer les revenants dans les pratiques admises, en en faisant des âmes du Purgatoire, que l'on peut « rencontrer ». C'est à cette époque que se développent les récits d'apparitions de revenants, le premier récit laïc connu datant du tout début du XIVe siècle, quand le sire de Joinville raconte très naturellement son entretien avec son maître, Saint Louis, qui lui est apparu.

Reste que le succès du Purgatoire est extrêmement lent à s'affirmer. Cette lenteur est compréhensible si l'on mesure l'ampleur et l'abstraction d'un changement qui touche un domaine essentiel de la culture. L'un des plus beaux récits ecclésiastiques de revenants, l'histoire du jeune Guillaume de Beaucaire, datée de 1211, raconte très opportunément la lutte entre le bon ange et le mauvais ange pour s'emparer de l'âme du défunt. Il évoque déjà le Purgatoire, mais hésite encore entre cinq lieux, l'Enfer et le Paradis étant pourvus chacun d'une sorte d'antichambre ! Aucun testament ne fait allusion à des prières pour les âmes du Purgatoire avant 1300, et, si dans le Midi la croyance en l'existence de ce lieu d'expiation se répand relativement facilement, d'autres régions, telle la Bretagne, ne s'y adaptent guère avant le XVIIe siècle.

De fait, l'écart reste important entre les théologiens parisiens et les pratiques populaires : le récit de la descente du Christ aux limbes - l'entrée de l'Enfer - autorise, par exemple, une confusion avec l'idée d'un rachat possible pour les damnés. De même, le culte de saint Michel exprime sans doute l'attente d'un destin réglé, au lendemain de la mort, grâce à la pesée des âmes pratiquée par l'archange, et qui est censée déterminer leur envoi au Paradis ou en Enfer. La géographie de l'Au-delà, de même, conserve des paysages populaires. Certe, la description du Paradis demeure assez floue, mais celle de l'Enfer associe couramment les images classiques du feu dévorant, des démons torturant et déchirant les damnés, à celles d'un univers glacé et humide tiré des récits irlandais ; on relève même, au moins jusqu'au XVIIe siècle, des visions beaucoup plus concrètes où, sous l'influence de la prédication populiste des moines mendiants, se retrouvent les divers responsables des malheurs populaires, tels que les seigneurs rapaces et les mauvais juges.

Les nuances, la lenteur de l'évolution et les quelques incertitudes ne doivent pas masquer le succès de cette nouvelle géographie de l'Au-delà, que la Réforme calviniste ne parvient pas à ébranler au XVIe siècle. On peut même penser qu'après la correction des abus les plus criants le rejet du Purgatoire et des indulgences par le calvinisme a joué un rôle dans la marginalisation de la Réforme : en effet, celle-ci rompt brutalement avec des pratiques bien établies, et ne leur substitue qu'une réponse trop intellectuelle en termes de prédestination. La richesse de la géographie de l'Au-delà permet désormais une souplesse telle que toutes les issues possibles y sont prévues ; elle légitime les prières, messes et dons, et étaie les prédications les plus optimistes comme les plus menaçantes.

La « crispation » sur la mort

Cet enrichissement des possibilités de discours est d'autant plus important qu'à partir du XIVe siècle la société et l'Église subissent de véritables traumatismes démographiques. La terrible peste noire de 1347-1348 inaugure une emprise endémique de la maladie qui ne prendra fin que vers 1640, avec un dernier regain spectaculaire à Marseille en 1720. La guerre de Cent Ans ouvre, quant à elle, un cycle de conflits qui se déroulent sur une grande partie du territoire de la France actuelle jusqu'au milieu du XVIIe siècle, avec les temps forts des guerres de Religion et de la guerre de Trente Ans. Les famines sévissent à intervalles réguliers, jusqu'à la terrible crise de 1693-1694, et leur hantise est encore nourrie au XVIIIe siècle par des alertes parfois sévères (en 1709, par exemple). Ces calamités contribuent évidemment à entretenir un taux de mortalité très élevé, mais qui doit être rapporté à l'aune d'un taux de natalité lui aussi élevé, si bien qu'il n'exclut pas des phases de croissance démographique. Plus que le taux de mortalité, ce qui frappe, c'est la soudaineté et la brutalité des ravages, généralement perçus comme des châtiments divins, qui rendent le public plus réceptif aux prédications religieuses.

Du XVe au XVIIe siècle, la mort occupe dans la culture une place sans égale qui, malgré l'importance du discours ecclésiastique, indique un déplacement des préoccupations de l'Au-delà vers le terme de la vie ici-bas. C'est alors qu'est diffusé le Dies irae, composé aux alentours de 1300 et porteur d'un message sans ambiguïté : « Souviens-toi, homme, que tu n'es que poussière, et qu'à la poussière tu retourneras. » À partir du milieu du XVe siècle se répand l'ars moriendi, l'« art » de bien mourir, qui confronte le lecteur aux perspectives concrètes de sa propre mort. Le message, abondamment reproduit grâce à l'essor de l'imprimerie, est rendu plus transparent encore avec sa transformation, dès 1490, en « art de mourir et de bien vivre », c'est-à-dire de vivre en se préparant à la mort, en se protégeant des tentations par la pensée de la mort. C'est au XVe siècle également que se propage le thème littéraire et plastique de la danse macabre, accouplement de chaque groupe social avec la mort, dans une danse fantastique qui égalise toutes les conditions et rappelle la vanité des choses d'ici-bas. Gravures sur bois, représentations scéniques et fresques murales - dont la plus célèbre est celle qui couvrait la galerie du cimetière des Innocents -, donnent à ce thème une résonance hallucinée. L'obsession de la mort trouve sans doute son expression littéraire la plus achevée chez François Villon, dont la Ballade des pendus témoigne d'un mélange de répulsion et de fascination devant les souffrances de l'agonie et la décomposition des corps.