roman (art). (suite)
« Une blanche robe d'églises ».
• Actrice et bénéficiaire de cette nouvelle donne économique et sociale, la France, morcelée, est en quête d'unité et de stabilité. L'Église apparaît alors comme un puisant facteur de cohésion, au carrefour des quatre grandes régions qui font la France. En effet, elle est soutenue et stimulée par d'énergiques figures : les abbés de Cluny, l'abbé de Saint-Étienne de Caen (Lanfranc), les abbés de Saint-Michel de Cuxa et de Gellone en pays de langue d'oc, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés (Morart), les évêques, dont le fameux et brillant Fulbert de Chartres (1007-1028). Libre et influente, l'Église met en place son hégémonie par une grande réforme liturgique et monastique (Cluny d'abord, puis Cîteaux avec saint Bernard), par le renforcement de son assise intellectuelle (les écoles de Chartres et de Saint-Victor, à Paris, ont établi leur réputation dans toute l'Europe) et par le développement d'un réseau paroissial rural et urbain si considérable que, selon le moine clunisien Raoul Glaber, chroniqueur et poète, « on eût dit que le monde entier, d'un commun accord, avait dépouillé ses antiques haillons pour se couvrir d'une robe blanche d'églises ».
Construire : souci politique et quête spirituelle.
• Bâtir est une manière d'affirmer sa présence. Les éléments en bois, jugés trop fragiles, s'effacent au profit de constructions en pierre : au château, le donjon (Langeais, Montbazon, Château-Gaillard), à l'église, la voûte ; l'un et l'autre assurent la solidité de l'édifice et peuvent être considérés comme des créations romanes. Cependant, si la pierre élimine la menace du feu, elle soulève bien d'autres problèmes : comment faire tenir une structure courbe de pierres, et comment l'épauler ? Cette quête technique, lente au départ puis de plus en plus systématique, est le trait le plus original et le plus caractéristique de l'art roman. Pourtant, cette recherche ne doit pas être réduite à une simple question technique. En entreprenant d'adapter une couverture en pierre à l'ancienne basilique, les architectes romans proposent plus qu'un nouveau procédé constructif : ils recherchent l'unité harmonieuse et spirituelle de l'espace architectural. La charpente, réceptacle peu sensible aux harmonies du chant, rompait l'unité liturgique de l'édifice jusqu'alors voûté uniquement au-dessus du chœur. Fruit d'une nécessité politique autant que spirituelle, le nouvel art d'appareiller la pierre conduit à un développement presque organique de l'édifice, au-delà même des particularités régionales.
Particularités régionales et périodes romanes
Quatre grandes provinces partagent alors la France : le domaine royal (qu'on appellera « Île-de-France »), le sillon Rhône-Saône (principalement la Bourgogne), la région sud (Aquitaine et Roussillon), enfin la Normandie, dont les initiatives politiques s'orientent vers l'Angleterre et la Sicile. Dans ce cadre géographique, on considère deux grandes périodes.
Le premier art roman.
• Autour de l'an mil (960-1060), au nord des Alpes, le legs carolingien fructifie, privilégiant la tradition liturgique eucharistique et le culte des reliques (l'architecture en témoigne : crypte, massif occidental, et déploiement du chœur). Quant aux régions du Sud, elles accueillent des emprunts aux mondes gréco-romain et oriental, qui expliquent l'apparition précoce de nefs voûtées dans des édifices comme Saint-Michel de Cuxa et Saint-Martin du Canigou (1001-1009). Le plan des églises de ce premier art roman reste modeste ; extérieurement, les murs en moellons sont rythmés et renforcés de lésènes (festons de petits arcs appelés aussi « bandes lombardes », dont le seul nom indique l'origine). Cependant, dans le duché prospère et conquérant qu'est la Normandie, d'ambitieuses constructions aux modes de couvrement hardis permettent déjà, et sans transition, l'adoption de la croisée d'ogives : à Avranches (1015), au Mont-Saint-Michel (1023-1034), à Bernay (1013-1050) et à Jumièges (consacrée en 1067).
L'affirmation du style.
• À partir de 1080, l'art roman atteint sa pleine maturité. Les architectes multiplient et affinent les recherches : voûtes en berceau (Saint-Savin-sur-Gartempe), voûtes en plein cintre renforcées par des doubleaux (Vézelay), berceau brisé (Cluny III, dernière église de Cluny édifiée en 1088) et, au point névralgique de l'articulation de la coupole et du transept, coupoles sur trompes (Le Puy) ou sur pendentifs (Angoulême). Afin de ne pas obscurcir la nef en épaississant les murs de soutien, les bâtisseurs créent des supports nouveaux, plus ou moins complexes en fonction des retombées de voûtes : tribunes et demi-berceaux sur les bas-côtés ou collatéraux, piles composées dites « cruciformes ». Là encore, les traditions et les particularités régionales ont joué leur rôle. Mais, tout en constatant les modalités et les caractéristiques propres à chaque région, les historiens n'adhèrent plus à la théorie des « écoles régionales », insistant au contraire sur l'extrême mobilité et sur la liberté de la création artistique.
Parmi l'extraordinaire rayonnement des foyers créateurs, une place à part revient à la Bourgogne, où le paysage architectural impose aux regards, par l'implantation de Cluny et notamment de Cluny III, les constructions les plus prestigieuses et les plus décisives : Tournus, La Charité-sur-Loire, Vézelay... Le rôle novateur de l'Aquitaine est aussi reconnu, quoique plus diversifié, avec trois grands pôles : Poitiers, Toulouse et, à l'extrémité orientale, Clermont. C'est dans cette région que les croisades influèrent le plus sur l'art.
Échanges et filiations, pèlerinages et croisades
L'étude des multiples sources de l'art roman ne peut faire perdre de vue le flux de dévots qui se déversait alors sur les routes, pèlerins de tout bord, rois et manants, prêtres, moines et laïcs. On sait qu'en 1030 le roi Robert II, auquel la soumission à l'Église valut le surnom de « Pieux », se mit en route vers Saint-Gilles dans le Gard et vers Sainte-Foy à Conques. On sait aussi que, dès le Xe siècle, le Mont-Saint-Michel était le pendant français du monte Gargano italien. On connaît surtout Compostelle. Le pèlerinage en ce lieu plus proche que Rome ou que Jérusalem était une véritable croisade : on allait sur les traces de celui dont la légende avait fait un matamaure (« celui qui tue les Maures ») et auprès du tombeau d'un disciple du Christ, saint Jacques. En amont, ce « fait pèlerin » fut favorisé par la sécurité des routes et la « décontraction économique », pour reprendre les termes de Georges Duby ; en aval, il eut des conséquences considérables, dont les échanges avec le monde musulman ne sont pas les moindres, ni l'ouverture des grands chantiers, précisément entre 1050 et 1130 (Conques, Saint-Martial à Limoges, Saint-Sernin à Toulouse...). Pour faciliter l'accueil des pèlerins et la vénération des reliques, une architecture savante se met en place, avec des cryptes et de vastes déambulatoires ouvrant sur des chapelles rayonnantes. Pourtant, il faut introduire ici une précision d'importance car longtemps ces superbes compositions architecturales ont été expliquées par la nécessité de bâtir des « églises de pèlerinage ». Or, l'examen d'œuvres plus anciennes conduit à constater aujourd'hui que certaines de ces églises possédaient antérieurement ces caractéristiques (crypte de la cathédrale de Clermont, Xe siècle), et que d'autres en avaient été dotées pour des motifs de liturgie monastique principalement (Saint-Benoît-sur-Loire).