Vichy (régime de). (suite)
D'une façon plus générale, cette « révolution nationale » puise l'essentiel de ses références dans le très ancien programme de la droite contre-révolutionnaire française, programme régénéré au début du XXe siècle par Charles Maurras et les penseurs de l'Action française. Ce nationalisme est fondé sur la certitude que la révolution de 1789 a produit un déchirement néfaste dans l'histoire de France. En désagrégeant l'ordre ancestral, elle aurait promu de fausses valeurs (républicanisme, laïcité de l'État, égalitarisme démocratique), remis en cause les hiérarchies « naturelles » et ouvert la porte à des théories sociales encore plus corrosives, tel le marxisme. Opérant une relecture de l'histoire de France, Maurras formule l'hypothèse de l'opposition entre une « vraie France » et une « anti-France ». Celle-ci, dominée par les « quatre États confédérés » (juifs, francs-maçons, étrangers et protestants), aurait juré la perte du pays et, s'appuyant sur le régime républicain, aurait délibérément entrepris d'en saper les fondements. Selon cette analyse, le Front populaire aurait cristallisé la somme de ces errements : dirigé par un juif socialiste, il s'appuie sur les radicaux anticléricaux et les communistes bellicistes. Ainsi s'explique le singulier ralliement au pacifisme de la droite nationaliste à la fin des années 1930. Non pas - à quelques exceptions près - par sympathie pour les régimes fascistes, mais parce que ses membres se sont persuadés que le vrai combat à mener est d'ordre intérieur, alors qu'une guerre extérieure pourrait, comme en 1918, renforcer la « gueuse ». Ainsi s'expliquent également les singulières convergences qui se manifestent à l'époque des accords de Munich (septembre 1938) et qui se confirment, à l'été 1940, entre la droite nationaliste et la gauche pacifiste et anticommuniste : ces extrêmes se rapprochent par leur refus de la guerre et par leur haine du communisme (lequel, depuis le tournant antifasciste de 1934, a pris un visage belliciste avant de se déconsidérer en 1939, à cause du pacte germano-soviétique).
Aux yeux des pétainistes, le désastre de 1940 apporte, rétrospectivement, une justification aux thèses maurrassiennes : l'accumulation des erreurs a fatalement conduit à une défaite, qu'il ne faut pas refuser, au risque d'éloigner toute chance de redressement, mais accepter et concevoir comme une sanction divine. Reprenant les accents de l'Ordre moral au lendemain de la défaite de 1870 et détournant habilement la problématique chrétienne de la faute et de la rédemption, Pétain appelle les Français à un redressement synonyme d'expiation nationale. Dans ce contexte, le terme de « révolution » doit être compris dans son sens premier et cosmologique de « retour à l'origine » : ce dont il s'agit, c'est de refonder la nation française sur ses valeurs et ses hiérarchies traditionnelles, ainsi que de mettre hors d'état de nuire les éléments étrangers qui ont pullulé en son sein. Ces valeurs sont l'autorité, l'ordre moral imprégné de catholicisme, l'attachement à la ruralité, l'esprit communautaire. Ces hiérarchies passent par le respect de l'État, de l'armée, de l'Église, mais aussi par celui du patron ou du père de famille. Ce faisant, la « révolution nationale » révèle une forte ambiguïté. Prétendant unir et réconcilier les Français, elle a toutes les apparences d'une revanche de ceux qui nourrissent de la rancune envers la République : vieux maurrassiens, jeunes ligueurs, politiciens déchus, mais aussi paysans décimés dans les tranchées et furieux contre les ouvriers « planqués » de 1914 mais choyés en 1936, rentiers ruinés par l'inflation d'après-guerre, technocrates et élites tenus éloignés du pouvoir par le système parlementaire, militaires vaincus, rejetant la responsabilité de la défaite sur un régime jugé faible, patrons effrayés par les audaces de juin 1936, classes moyennes fragilisées par la baisse des revenus des années 1930.
Dans ces conditions, on ne sera pas surpris d'observer la forte hétérogénéité du personnel politique vichyste. Certes, les principaux bataillons sont fournis par de vieux routiers de la droite nationaliste (ainsi Raphaël Alibert, qui fait figure de théoricien de la « révolution nationale », ou Xavier Vallat, un antisémite convaincu, qui dirige à partir de mars 1941 le Commissariat général aux questions juives). Mais on trouve aussi à Vichy de purs produits du parlementarisme (tels Pierre-Étienne Flandin ou Pierre Laval) et même, du moins jusqu'en 1941, d'anciens socialistes ou syndicalistes pacifistes (ainsi René Belin, ancien secrétaire général adjoint de la CGT, qui devient ministre du Travail). D'une façon plus générale, la majorité des notables locaux se rallie au régime, comme en témoigne, en 1941, la composition du Conseil national, où figurent aussi bien le leader socialiste Paul Faure que le député modéré Antoine Pinay. La hiérarchie catholique apporte également son soutien actif au régime, qui le lui rend bien en érigeant l'Église au rang d'interlocuteur privilégié. De fait, en 1940, la seule opposition structurée à Vichy qui existe en France est animée, à Paris, sous la protection des Allemands, par les « collaborationnistes », vrais tenants du fascisme français (Jacques Doriot, Marcel Déat, Robert Brasillach).
Contre la République
La première caractéristique du régime qui se met en place le 10 juillet 1940 est l'hostilité à la République, comme en témoigne l'abandon, dans la terminologie officielle, du terme même de « République » au profit de l'expression neutre d'« État français ». Les symboles républicains subissent le même sort : la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » cède le pas au triptyque pétainiste « Travail, Famille, Patrie », tandis que le portrait du Maréchal se substitue au buste de Marianne. Le parlementarisme subit un ostracisme identique, même si le Parlement n'est pas officiellement dissous (les bureaux des Chambres ne le seront qu'en 1942). Le contrôle parlementaire ayant disparu, Pétain nomme et renvoie les ministres à sa guise, comme Laval en fait l'expérience en décembre 1940. Le régime, qui prétend rompre avec la médiocrité parlementaire, se caractérise pourtant par une singulière instabilité ministérielle : pour le seul département de l'Éducation nationale, Vichy n'use pas moins de quatre ministres en quatre ans. Si le suffrage universel n'est pas aboli, il est néanmoins vidé de sa substance, dans la mesure où l'on ne vote pas. Les élections municipales et cantonales sont ajournées. Bien plus, à l'été 1940, plusieurs centaines d'élus locaux trop ouvertement hostiles au régime sont destitués et remplacés par des notables dociles et nommés par les préfets, ce qui ruine la loi municipale de 1884 et exhume la vieille tutelle napoléonienne. En janvier 1941, le régime finit par convoquer un Conseil national. Mais il est impossible de voir en cette institution un Parlement, pas même un Parlement croupion : non seulement ses membres sont nommés par le Maréchal et non élus, mais ils ne disposent ni du droit de censure ni de celui de voter la loi. Le Conseil national se réduit à une assemblée de notables destinée à soutenir la politique du gouvernement. La nouvelle Constitution évoquée dans le vote du 10 juillet 1940, malgré l'étude de divers projets, ne verra jamais le jour. Cependant, comme il faut organiser l'équilibre des pouvoirs publics, le maréchal Pétain, autoproclamé chef de l'État, promulgue une série d'« actes constitutionnels » (les trois premiers, en date du 11 juillet 1940) qui lui offrent le cumul des pouvoirs exécutif et législatif - et même judiciaire, dans la mesure où, à partir d'août 1941, les magistrats doivent prêter un serment de fidélité à sa personne. Bien plus, l'acte constitutionnel numéro IV (12 juillet 1940) lui donne le pouvoir de désigner son successeur (d'abord Laval, puis Darlan), prérogative dont même les monarques absolus ne disposaient pas. Enfin, le Maréchal fait l'objet d'un culte de la personnalité aux proportions inconnues en France. Derrière la façade d'une « révolution », le régime de Vichy a ainsi toutes les apparences d'une dictature de type personnel, même si, dans la pratique, Pétain ne peut réellement exercer ce pouvoir, qu'il partage avec un cabinet tout-puissant.