Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Sartre (Jean-Paul), (suite)

Sartre compagnon de route.

• Fidèle à son dessein, Sartre stigmatise les intellectuels qui ignorent leur devoir : agir dans la conscience de l'Histoire pour s'inscrire en elle. Legs des années 1930 revivifié par la Résistance, par la vitalité du mythe révolutionnaire et l'activisme des extrêmes gauches intellectuelles, ce mode d'engagement commence à creuser le sillon d'un nouveau dreyfusisme qui s'épanouira pleinement avec la guerre d'Algérie.

Socialisme, humanisme, bohème et révolution : les ingrédients fondant l'éthique sartrienne séduisent plusieurs générations d'intellectuels. André Gide dénonce le « faux prophète », mais Sartre est déjà porté par la vague d'un succès et d'un contexte qui le conduisent peu à peu vers un compagnonnage critique avec les communistes.

En 1948 toutefois, il tente l'aventure partisane avec la création du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR). Feu de paille, le RDR catalyse pourtant l'insatisfaction d'une partie de la gauche. L'expérience prouve qu'il existe une « troisième voie », entre PCF et SFIO, et un terreau fertile : l'anticonformisme intellectuel de gauche. Néanmoins, subjugué par la légende, la puissance et la dialectique communiste, Sartre se rapproche du PCF. En 1952, il est vivement contesté lorsqu'il affirme dans « Les communistes et la paix », qu'on ne peut que coopérer avec le parti. « Je n'avais qu'un fil d'Ariane, l'expérience inépuisable de la lutte des classes. [...] J'avais des os dans le cerveau. Je les fis craquer. » Jusqu'en 1956, Sartre reste la principale figure du compagnonnage libre. Reste que bon nombre de membres du parti le considèrent comme une « hyène dactylographe », voire un « traître en puissance ».

Le repli.

• En 1956, sur fond de guerre d'Algérie, la crise hongroise et celle du PCF ouvrent une brèche : Sartre renoue avec sa liberté critique et dénonce l'arbitraire communiste (« Le fantôme de Staline », 1957). Il retrouve une pensée autocritique centrée sur l'ego et l'idée d'abîme. Rompant avec son idéalisme initial, Questions de méthode (1957) et Critique de la raison dialectique (1960) engagent une confrontation philosophique avec le marxisme, d'où ressort une approche anthropologico-politique de l'aliénation. Sartre est alors proche des « porteurs de valises », tel Jeanson. Il dénonce la torture et signe le « Manifeste des 121 ». Face à l'arrivée en politique de nouvelles générations séduites par ses diatribes, l'apologiste de la révolution conserve son aura. Dans l'espace libéré par la faillite du communisme stalinien, le tiers-mondisme et l'intérêt pour les expériences révolutionnaires atypiques (Cuba) se développent. Dégagé des contraintes d'obédience, Sartre prend de la hauteur. Ex cathedra, il peut à la fois manier les symboles (refus du Nobel, 1964), oser l'introspection (les Mots, 1964), suivre l'événement avec le privilège du sage qu'on courtise et qu'on consulte (par exemple, l'interview de lancement du Nouvel Observateur, en novembre 1964).

La légende vivante de Cassandre.

• Grand pétitionnaire, Sartre demeure, au cours des années 1960, le modèle de l'intellectuel de gauche non affilié. C'est pourquoi il accueille mai 68 avec enthousiasme, avant de prendre le virage du gauchisme. Tchécoslovaquie, Viêt-nam, question chinoise ou basque : la période favorise un engagement protéiforme auprès des groupuscules gauchistes - la Gauche prolétarienne, surtout -, auxquels il apporte sa caution et son savoir-faire. L'image de Sartre au cours de ces années est celle d'un homme déjà âgé, vendant la Cause du peuple à la criée, se dépensant en harangues devant les ouvriers de Renault en grève (1972), soutenant la fondation du premier Libération (1973).

Mais cette fébrilité ne le satisfait plus. Il sonde sa mauvaise conscience, la « rançon de l'intellectuel dans le siècle ». En ne « voulant pas désespérer Billancourt », il n'a pas pu ou su être autre chose qu'un bourgeois prophétique. L'Homme et son double : la question l'a toujours hantée. Pourtant, bateleur du politique, travailleur impénitent toisant la maladie, il persiste et étoffe sa légende vivante, qui excite les passions. N'est-il pas diable et bon dieu à la fois, éreinté par certains comme « faux prophète » pendant que d'autres l'inscrivent au programme du baccalauréat ?

En 1972, Alexandre Astruc tourne un film sur sa vie et son œuvre, dont la diffusion sera retardée jusqu'à sa mort. Trublion et « esthète d'opposition », Sartre sillonne l'Europe pour rencontrer les révolutions (du Portugal de la « révolution des Œillets » à la cellule de Baader) et ne cesse de fustiger les institutions, les élections, qu'il fait rimer avec « piège à cons ».

En 1975, dans un entretien au Nouvel Observateur, il fait un bilan. À demi-aveugle, il regrette l'écriture et la lecture, puis se déclare « socialiste libertaire ». Est-ce un retour à la matrice ulmienne et au terreau anticonformiste des années 1920 ? Partiellement libéré de son rôle tutélaire de « conscience du monde intellectuel », il peut enfin vitupérer en humaniste contre les « saletés » du monde, célébrer l'agonie de Franco - le « salaud latin » -, soutenir les dissidents soviétiques ou se battre pour les boat-people.

« À moitié victime, à moitié complice, comme tout le monde » (les Mains sales) : à la fin de sa vie, la légende sartrienne témoigne des ambiguïtés de l'engagement radical. Le doute est infiltré, comme une mise en garde - un regret ? - à l'heure où Sartre ressent la perversité du don intellectuel, qui, sans réciprocité naturelle, est d'abord principe de contestation, éprouvante réinvention quotidienne d'un rôle ingrat pour l'ego.

À l'aube de sa mort, Sartre, héros et archétype de l'engagement total, publiera une série d'entretiens à mi-chemin de l'autocritique et du parjure. Mais, à bien y regarder, son histoire témoigne d'abord d'une grande pugnacité et - à condition de ne pas surreprésenter son compagnonnage (vernis révolutionnaire ?) - d'une certaine permanence de la liberté, celle de sa jeunesse et celle qu'il reconquiert après 1968. Sartre a été constitué en mythe de son vivant, et a sans doute œuvré lui-même à cette mythification. Le choc de sa disparition, en mars 1980, laisse orphelines plusieurs générations de gauche et met un terme symbolique à la longue épopée de l'engagement intellectuel des années 1945-1980.