crises démographiques. (suite)
La crise de subsistances se révèle donc très inégalitaire sur le plan social : elle ne touche les classes moyennes que dans leur bourse, et pas du tout les plus riches, qui, parfois même, en profitent, grâce à la vente spéculative de grain. Cependant, la réalité est rarement aussi simple. En effet, l'entassement de miséreux vivant dans des conditions d'hygiène épouvantables entraîne souvent le développement de maladies contagieuses, si bien qu'il s'avère très difficile de déterminer avec précision ce qui tue réellement, sinon en recourant à la très juste formule de l'historien Marcel Lachiver : « C'est la misère qui tue », tout simplement.
« A peste, fame et bello, libera nos, Domine ! »
• Dans ce contexte, mais, parfois, indépendamment de tout problème de subsistances, se répandent, à certains moments, de terribles épidémies de peste. La plus célèbre, la Peste noire (1348), a pu faire disparaître, localement, jusqu'au tiers de la population. La maladie reste endémique jusque vers 1640, avec des poussées souvent locales mais responsables de pertes terribles, atteignant 10 % et, parfois, jusqu'à 20 % de la population d'une paroisse : une violence qu'illustre bien le retour localisé de la peste à Marseille, en 1720. La gloire macabre de la peste - telle que le terme entre dans l'usage pour désigner à peu près toutes les maladies contagieuses - ne doit pas, cependant, faire oublier l'autre terrible tueuse qu'est la dysenterie. Cette dernière ravage en particulier les provinces de l'Ouest, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Si l'on ajoute que les soldats peuvent propager l'épidémie, et, parfois, provoquer une crise de subsistances localisée en détruisant les récoltes, on comprend la prière qui associe les trois maux : « De la faim, de la peste et de la guerre, libère-nous, Seigneur ! »
Un terrible bilan, à nuancer
• . Il est difficile de mesurer avec précision l'effet global de ces crises démographiques, faute, on s'en doute, de documents statistiques ; cette ignorance nuit certainement encore à une juste perception de leur importance. Une dysenterie telle que celle qui frappe la haute Bretagne, le Maine et l'Anjou en 1639 fait quelque 100 000 victimes. Il s'agit d'une petite crise, à l'échelle régionale, qui ne laisse des traces que dans les ouvrages spécialisés. La grande crise de subsistances de 1693-1694 entraîne, quant à elle, un déficit d'environ 280 000 naissances et, surtout, tue quelque 1 300 000 personnes dans une France qui compte à peu près 22 millions d'habitants. Marcel Lachiver souligne que, toutes proportions gardées, c'est autant, en deux ans, que les victimes françaises de la Première Guerre mondiale, et sensiblement autant que toutes celles des guerres de la Révolution et de l'Empire... Un tel exemple - probablement la plus terrible des crises de subsistances - permet de mesurer à quel point la découverte de la réalité des crises démographiques conduit à réévaluer notre perception du passé, en particulier celle du « Grand Siècle » de Louis XIV.
La disparition des crises dues à la famine
• . Il est vrai, cependant, que la comparaison avec des drames plus récents rencontre vite ses limites. Ces crises démographiques frappent, en effet, des populations capables de combler rapidement au moins une partie des vides, grâce à une très forte natalité. En outre, une bonne partie de la France voit disparaître ces crises à partir du milieu du XVIIIe siècle. Les progrès, si modestes soient-ils, de l'hygiène, de la médecine, de l'agriculture, des transports, de l'administration, en cumulant leurs effets, expliquent largement une évolution essentielle dans un domaine au moins : après l'effroyable hiver de 1709, on ne meurt plus de faim en France, et les famines deviennent de simples disettes. Le reste est une question d'hygiène, d'état sanitaire - les terribles effets du choléra en 1832, et à plusieurs autres reprises au XIXe siècle, apparaissent comme la rançon de l'entassement urbain -, ou bien le fruit des guerres, qui, à partir de la Révolution et de ses armées de conscription, commencent à tuer beaucoup d'hommes. Les esprits, eux, demeurent marqués bien plus longtemps. L'émotivité des populations face à la moindre menace de famine joue ainsi un rôle très important au XVIIIe siècle, y compris durant la Révolution : la foule qui, en octobre 1789, ramène de Versailles à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » (le roi et sa famille), fait déterminant pour la suite des événements révolutionnaires, prouve que la mémoire des ventres est bien plus forte que les constats cliniques tirés des registres paroissiaux.