laïcité. (suite)
La laïcité, des Lumières au positivisme.
• Ce triomphe, en vérité, n'a pu être assuré durablement ni par la fièvre obsidionale, ni par la sévérité du talion. La recherche de sa source impose de remonter jusqu'à la philosophie du XVIIIe siècle, où les Constituants ont puisé l'idéal d'une régénération de l'homme fondée sur le libre exercice de la raison, et qui trouve son expression la plus confiante dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (posthume, 1795), l'œuvre ultime de Condorcet. Au siècle suivant se déploient les espérances positivistes, scientistes, et la pensée politique libérale, qui considère l'État laïque, et non plus la monarchie absolue de droit divin, comme l'instituteur et le gardien de l'unité nationale et de l'ordre social. De là, l'évolution que Taine a résumée dans les Origines de la France contemporaine (1876-1891) : « Si devant l'État laïque, les croyances et les cultes sont libres, devant l'État souverain, les Églises sont sujettes. » Dans un texte intitulé Pour la dernière fois (1881), où Renan voyait son testament philosophique, Émile Littré a décrit les deux faits prépondérants qui exerçaient selon lui, dans la France des années 1870, une « action sociale » décisive : « Le premier, c'est le progrès continu de la laïcité, c'est-à-dire de l'État neutre entre les religions, tolérant pour tous les cultes et forçant l'Église à lui obéir en ce point capital ; le second, c'est la confirmation incessante que le ciel scientifique reçoit de toutes les découvertes sans que le ciel théologique obtienne rien qui en étaye la structure chancelante. »
« La foi laïque ».
• Jules Ferry a voulu inscrire ensemble dans la législation française l'obligation et la laïcité de l'enseignement primaire parce que l'accès à la science, et non l'initiation à la croyance, était pour lui la condition nécessaire au progrès de la démocratie. Et, si la loi de 1882 a contribué plus que toute autre à l'affermissement de la laïcité, c'est en raison de la liaison primordiale qui unissait, dans la pensée de Ferry et des fondateurs de la IIIe République, la doctrine de l'éducation, le devoir de relever la patrie et l'urgence d'y rétablir, sur une base nouvelle, l'ordre social. Les adver-saires catholiques de Ferry lui ont reproché de vouloir la déchristianisation de la « fille aînée de l'Église ». Pour eux - Yves Déloye l'a bien montré -, il était coupable et vain de prétendre fonder la paix sociale et l'identité nationale sur la seule puissance de la raison, sur la « morale sans Dieu », plutôt que sur le respect des « devoirs envers Dieu ». Le protestantisme libéral, auquel se rattachaient quelques-uns des plus proches collaborateurs de Ferry, leur a opposé ce que Ferdinand Buisson appelait la « foi laïque », qui consistait à « dégager du christianisme traditionnel et intégral une sorte d'Évangile, une religion laïque de l'idéal moral sans dogmes, sans morale, sans prêtres ». Le partage de cette foi, qui substitue à l'absolutisme théocratique l'individualisme démocratique, doit assurer le bon fonctionnement de la « cité » moderne. Charles Dupuy l'a rappelé en 1893, lors des funérailles du père des lois scolaires républicaines : « Ferry a cherché dans l'unité de la science et dans l'universalité de la morale le lien objectif des consciences, l'accord réel et durable des citoyens. »
Des lois scolaires à la séparation des Églises et de l'État.
• La laïcité ne peut donc être confondue avec l'athéisme. La radicalisation du combat qu'il a fallu livrer pour la faire triompher - cause circonstancielle, donc, et non point essentielle - explique les démonstrations d'anticléricalisme de ses plus ardents défenseurs. Mais, Ferry lui-même l'a proclamé au Sénat le 12 mars 1882, « l'irréligion d'État ne doit pas prendre la place de la religion d'État ». Et ce sont les circonstances encore qui ont donné à la préparation de la loi de séparation l'apparence d'un règlement de comptes. Il est clair, en effet, que si les républicains ont voulu procéder très vite à la séparation de l'Église et de l'école, ils ont mis plus de temps à renoncer au pouvoir que laissait à l'État, dans l'administration des cultes, le Concordat de 1801. Le ralliement à la République auquel le pape Léon XIII a engagé les catholiques français à partir de 1890 rendait possible un modus vivendi acceptable pour les deux camps. Mais, en se rangeant aux côtés des antidreyfusards, en apportant leur adhésion au courant maurrassien, les catholiques intransigeants, contre-révolutionnaires, hostiles à toute forme de concession au modernisme, ont provoqué le durcissement de la politique anticléricale qui a conduit à la séparation - séparation libératrice, au demeurant - et qui a créé pour l'Église catholique, ainsi que l'a montré Jean-Marie Mayeur, les conditions d'un renouveau. Car l'essentiel, dans la loi de 1905, est qu'elle achève la séparation, non pas seulement entre le pouvoir civil et la confession majoritaire en France, mais entre deux cités. En séparant les Églises de l'État, le législateur n'a pas voulu nier l'existence d'un domaine spirituel mais tirer les ultimes conséquences de la nature et de la fonction de l'État, qui ne peut avoir compétence et autorité que dans la cité terrestre. Cela exigeait de tracer une frontière entre le temporel, où l'État veille à l'application de ses principes constitutifs - la liberté générale, l'égalité devant la loi, la solidarité contractuelle -, et le spirituel, dont il respecte l'indépendance. L'argument d'une religion majoritaire, invoqué par l'opposition catholique, Ferry déjà l'avait réfuté au Sénat, le 10 juin 1881, en des termes définitifs : « Les questions de liberté de conscience ne sont pas des questions de quantité : ce sont des questions de principe ; et, la liberté de conscience ne fût-elle violée que chez un seul citoyen, un législateur français se fera toujours honneur de légiférer, ne fût-ce que pour ce cas unique. »
La laïcité républicaine en crise ?
• Ce n'est pas le moindre des paradoxes de notre temps que de voir des fidèles de confessions minoritaires, dont les aïeux doivent précisément à la laïcité républicaine leur émancipation et leur intégration, réclamer contre elle un droit à la « différence », au « respect des minorités ». Les polémiques soulevées par le port du foulard islamique, où s'exprime non point une révolte délibérée, mais la soumission volontaire à une servitude, trahissent, plutôt qu'une crise de la laï-cité, le recommencement perpétuel du combat contre l'universalisme de la raison. Il est sans doute plus difficile aujourd'hui qu'au temps de Littré de croire qu'à la place du « ciel théologique » disparu, le « ciel scientifique » seul guide la marche au progrès de l'humanité. C'est pourquoi il faut rappeler l'impératif démocratique dont la laïcité constitue la condition nécessaire mais non suffisante : l'esprit, la conscience de chaque individu, de chaque citoyen, doit être à même de juger et de décider librement et raisonnablement. Moins que jamais, par conséquent, la laïcité ne doit être entendue dans un sens restrictif. Sa fonction ne consiste pas seulement à délimiter une sorte de « terrain neutre » où peuvent librement se rencontrer et s'accorder les familles spirituelles de la France Propos d'Alain, de juin 1913 : « Il faut maintenir la séparation des pouvoirs, et garder le Pouvoir spirituel indépendant de l'autre. Obéir de corps ; ne jamais obéir d'esprit. Céder absolument, et en même temps résister absolument. Vertu rarement pratiquée ; une nature servile n'obéit pas assez et respecte trop. » La crise de la laïcité, est-ce autre chose, en somme, qu'un déficit de pensée libre ?