Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
G

gothique (art) (suite)

Un éventail prodigieux d'activités artistiques

La peinture murale n'est pas abandonnée. Mais les badigeons des siècles suivants, les altérations du temps et, plus grave, le goût du XXe siècle pour la pureté du matériau ont fait perdre (voire rejeter) la réalité de cet univers. Or, à cette époque, le peintre gothique n'est pas encore limité par des conventions. Puisque le vitrail lui soustrait le mur, il exerce son art ailleurs, travaillant à la mise en valeur du monument. Les témoins de ce type de polychromie architecturale sont aujourd'hui si rares qu'ils constituent des références obligées : ce sont les cathédrales de Lausanne, de Genève et de Chartres. Quant au seul exemple de portail peint, celui de Lausanne, il nous est parvenu bien mutilé. Plus nombreuses sont les peintures murales des demeures privées, gages d'une tradition de très haute qualité (Saint-Julien du Petit-Quevilly, Germolles en Bourgogne...).

Avec le vitrail, le gothique atteint sa plénitude lyrique. Lorsque ruisselle la lumière dans l'édifice sacré, le reflet des gemmes lumineuses conduit à « transposer ce qui est matériel à ce qui est immatériel », selon la fameuse démarche anagogique de Suger, pétri des écrits attribués au Pseudo-Denys. La technique se double là d'une très forte mystique, exprimée dans ces mots que l'abbé fait graver à l'entrée de sa cathédrale : Mens hebes ad verum per materialia surgit (« Par ce qui est matériel, l'esprit aveugle accède à la vérité »). Le jour où l'esprit cartésien émoussera cette clé symbolique, l'art gothique ne sera plus compris. Après Saint-Denis, l'atelier chartrain prend la relève, suivi par l'atelier parisien. Une phase nouvelle s'ouvre avec la réalisation des roses de Notre-Dame et des parois translucides de la Sainte-Chapelle (1243-1248). Les Prophètes de Saint-Urbain de Troyes (1264) et la chapelle d'axe de la cathédrale de Rouen (fin du XIIIe siècle) apportent à leur tour une innovation : l'utilisation de la grisaille et l'emploi du jaune d'argent. Enfin, au XIVe siècle, les immenses baies ne sont plus soumises à l'architecture. L'exemple le plus achevé est l'ensemble des verrières du chœur de la cathédrale d'Évreux (1330-1380).

L'enluminure atteint une maîtrise inégalée à la fin du XIIIe siècle et au XIVe. Encore soumise au vitrail au début du XIIIe siècle (Psautier de Blanche de Castille, 1230, Psautier de saint Louis, vers 1256) ; on y reconnaît les thèmes architecturaux et la même sensibilité chromatique (rouge, or et bleu), mais la laïcisation et le jeu des rivalités des commandes lui font connaître une fortune nouvelle au XIVe siècle. Les peintres illustrent indifféremment livres d'heures, poèmes d'amour, recueils de chansons ou chroniques historiques. À la fin du XIIIe siècle, des noms d'artistes apparaissent : l'atelier de Maître Honoré, à Paris, est le plus réputé, qui travaillait pour le roi Philippe le Bel ; Jean Pucelle crée des œuvres exquises (Livre d'Heures de Jeanne d'Évreux, 1325-1328) ; les frères de Limbourg répondent à la commande du fastueux Jean de France en peignant les Très Riches Heures du duc de Berry (1413-1416), œuvres uniques tant par la fantaisie du langage que par l'abondance de détails sur la vie quotidienne.

Quant aux objets produits par les arts dits mineurs (émaux, ivoires), ils se hissent au rang de joyaux par la minutie du travail et la préciosité de la matière. S'ils servent le goût de luxe des nouveaux commanditaires, ils sont aussi l'écho de la théologie d'un Suger, pour qui la beauté est reflet du divin. Pour preuve la célèbre amphore, « aigle » de porphyre et d'argent doré adapté au service de l'autel (Louvre). Le vocabulaire décoratif architectural des châsses et des reliquaires illustre au mieux cette idée, et toute l'esthétique « verticalisante » miniaturisée est valorisée par la richesse des pierreries, l'éclat du cuivre et les nuances de l'émail. Nicolas de Verdun est sans aucun doute l'orfèvre le plus populaire et le plus reconnu de cette époque. Le Livre des métiers d'Étienne Boileau fournit, au milieu du XIIIe siècle, la liste des « patenostriers, paintres, ymagiers » qui étaient autorisés à travailler ces matières précieuses.

Une théologie et une éthique

Justes proportions du corps et « flexions de la vie » (René Huyghe), la révolution de l'iconographie gothique est une révolution humaniste ordonnée au spirituel. Au portail des édifices religieux, l'Éternel prend visage d'homme. C'est à Chartres (1224) que le thème acquiert sa forme définitive avec le motif dit du Jugement dernier. Ce terme, aujourd'hui couramment employé, ne rend pas compte de la formidable intuition théologique qui présida à l'élaboration de l'image. Celle-ci ne représente pas un événement. Hormis le trône, tout ce qui faisait la gloire du Christ roman (mandorle, couronne) et traduisait le rayonnement de l'extension évangélique (tétramorphe, livre) est abandonné, de même que tout geste d'enseignement. Les mains et les pieds sont percés, la robe découvre ostensiblement la blessure du cœur. La chrétienté, qui découvre le corps, découvre la chair d'un Dieu blessé et l'exprime par une iconographie pathétique, pietà et Christ de pitié. En contrepoint naît l'image la plus hardie et novatrice du XIIIe siècle : le Couronnement de la Vierge. De Senlis à Reims, cette image rassemble, en une formidable synthèse et dans un thème royal, toute l'espérance d'une humanité rachetée, le culte marial et le rôle grandissant de la femme dans la société médiévale. Intronisée des mains mêmes du Rédempteur, la Vierge apparaît comme l'affirmation triomphante de l'Église ressuscitée, éternelle et royale.

Au plus haut de la façade, une image couronne tous ces thèmes : la Galerie des rois. Rois de France ? Rois de Juda ? L'ambiguïté n'est pas à lever. Elle a été volontairement maintenue. Selon l'historien Sauerländer, le temps restreint de leurs apparitions (sous les trois règnes de Philippe Auguste, Louis VIII et Louis IX) et les lieux précis où on les trouve (les cathédrales dont les liens avec la couronne étaient des plus étroits, Paris, Reims...) parlent en faveur du premier sens. La Révolution ne s'y est pas trompée. Par ailleurs, il est certain que les rois de France se plaisaient à rattacher leur royauté à cette lignée des ancêtres royaux bibliques...