nation (suite)
Une diffusion de masse des identités nationales
Le XIXe siècle est marqué par un effort de diffusion des identités nationales, systématiquement organisé par l'État à son bénéfice. Les circonstances y sont favorables : les libéraux prônent la nécessité d'une économie nationale dans une société qui s'industrialise. Les innovations techniques (journaux à fort tirage) facilitent cette évolution qui aboutit à terme à homogénéiser la société autour de la nation-République et à en masquer les failles.
L'unification nationale passe par le chemin de fer, l'armée et l'école. Le réseau ferroviaire raccourcit les distances, et l'action de l'État devient visible d'un bout à l'autre du territoire. Parallèlement se mettent en place deux institutions qui vont constituer le creuset de la nation républicaine : l'armée et l'école. Tandis qu'au début du XIXe siècle le tirage au sort n'envoyait sous les drapeaux que deux à trois garçons par village, le service est raccourci et généralisé. Il permet le mélange de populations différentes tant par leur origine géographique que par leur milieu social, et contribue à la diffusion du français. Très respectée, l'armée entretient la ferveur nationale et attise l'idée de revanche après 1870. Le mythe du « soldat Chauvin » véhicule une imagerie unanimiste à la gloire des petits propriétaires patriotes.
Lorsque l'école primaire devient gratuite, obligatoire et laïque, les instituteurs font figure de « hussards noirs de la République », notables dans leur village et rivaux du curé. Leur rôle est d'enseigner aux garçons comme aux filles les bases de la lecture (en français), de l'écriture et du calcul. La République entend à la fois diffuser des connaissances (la géographie du territoire, l'histoire nationale centrée sur 1789) et une morale civique (le dévouement à la patrie). L'Histoire de France de Lavisse ou le Tour de la France par deux enfants répandent l'image d'une France rurale, modérée et généreuse, capable d'assimiler les populations sur une terre valorisée. À la fin du siècle, l'école aboutit à deux résultats principaux. Le premier est la promotion du français comme langue unique et la dévalorisation des patois, dont l'usage est interdit : si, au début du XIXe siècle, un quart des Français environ ne parlait pas le français, tous le connaissent cent ans plus tard, même s'ils ne l'utilisent pas forcément au quotidien ; c'est là aussi une victoire de l'écrit unificateur sur l'oralité et les particularismes locaux. Le second résultat est la promotion d'une culture nationale, unitaire et républicaine, dotée de ses liturgies - rivales de celle de l'Église -, de ses signes, de ses lieux de mémoire spécifiques et de ses héros : les signes nationaux antérieurs étaient en effet dynastiques ; il a donc fallu créer de nouveaux emblèmes fédérateurs (les trois couleurs, Marianne, la Marseillaise). Le 14 Juillet, qui célèbre le souvenir de la prise de la Bastille (victoire de la Liberté contre la tyrannie) ou celui, plus pacifique, de la fête de la Fédération, devient fête nationale seulement en 1880. Symbole de la rupture avec l'Ancien Régime, d'abord rejeté par la droite, il inscrit sereinement, après 1900, la République dans la continuité nationale. Le chant de guerre de l'armée du Rhin, écrit à Strasbourg en 1792, s'impose au cours de la même période : appris dans toutes les écoles, joué dans toutes les fanfares, il est progressivement adopté par l'ensemble de l'échiquier politique. Quant aux lieux de mémoire de la République, ils sont moins évidents à imaginer que ceux de la royauté. La centralité des palais et nécropoles royales va de soi : Versailles ou Saint-Denis sont habités par les rois, morts ou vivants. Mais où situer la République, cette abstraction plurielle ? On recourt à deux solutions complémentaires. À Paris, cœur de la nation, le Panthéon est dédié au « culte des grands hommes », dont les mérites et les talents forgèrent la nation et qui forment sa mémoire à la fois exemplaire et éclectique. Localement, dans chaque commune, la mairie (souvent liée à l'école) affirme l'existence de la République face à l'Église et arrache à celle-ci tant l'enseignement que les listes d'état-civil, mémoire de la communauté. Après 1920, les monuments aux morts, érigés à l'initiative des municipalités ou de l'État, célèbrent le dévouement au drapeau et, le 11 novembre, peu après la Toussaint, réunissent la communauté pour une cérémonie qui constitue en un sens le pendant funéraire du 14 Juillet.
Une crise du modèle national ?
Les années qui suivent la Première Guerre mondiale marquent le triomphe incontesté des États-nations dans toute l'Europe. En France, le patriotisme d'État a triomphé à gauche comme à droite. Et l'extrême gauche elle-même, pourtant imprégnée d'une forte tradition pacifiste, s'est ralliée à la République. Malgré de lourdes pertes, les États-nations sortent renforcés du conflit mondial. Les massacres des tranchées n'en laissent pas moins un goût amer et un sentiment collectif de manipulation. Les deux totalitarismes qui s'affrontent alors capitalisent ce sentiment : en s'affirmant comme des patries idéologiques bien supérieures à la nation, nazisme et communisme, même s'ils servent dans les faits les intérêts respectifs de l'Allemagne et de la Russie, introduisent un nouveau rapport à l'idée nationale. Pour Marx comme pour Engels, la nation n'est qu'un moment de l'histoire lié au capitalisme industriel. Vouée à disparaître comme ce dernier, elle cédera la place à une forme plus achevée, le communisme international : le prolétaire n'a d'autre patrie que la solidarité qu'il trouve au sein de la classe ouvrière. Le discours national est présenté comme un discours bourgeois, par lequel le capital travestit son agressivité fondamentale. Aussi les Internationales s'affirment-elles volontiers pacifistes. Néanmoins, les partis socialistes puis communistes se sont construits sur des bases nationales, et Staline n'a pas manqué d'utiliser les tensions nationales au bénéfice de la russification. En politique extérieure, les communistes ont également soutenu la plupart des mouvements de libération nationale dans les pays sous-développés.