humanisme (suite)
L'humanisme de cette période chaotique se caractérise ainsi par une montée de l'empirisme, du relativisme et du scepticisme. La description, la compilation patiente des singularités humaines, l'emportent sur l'ivresse de la conquête : des récits de voyages d'André Thevet à la République (1576) de Jean Bodin, les auteurs s'efforcent de livrer des observations et des analyses dégagées de la tentation du parti pris ou de la systématisation. La relativité des normes morales, des coutumes et des doctrines religieuses s'impose avec une évidence croissante. Cette tendance culmine naturellement chez Montaigne (1533-1592), dont le fameux « Que sais-je ? » marque un refus de tout jugement normatif, de toute référence universelle et globalisante de l'homme. « C'est un sujet merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme », proclame le premier chapitre des Essais. À l'instar de la génération des années 1530, Montaigne exerce sa réflexion dans un horizon intellectuel circonscrit par la sagesse antique. Mais on chercherait vainement chez lui la trace d'un quelconque zèle philologique ou d'une allégeance idolâtre aux sentences de l'Antiquité. L'héritage antique est parcouru avec un éclectisme total, et les références sont pour lui un moyen de cristalliser progressivement sa propre pensée. Comme l'a souligné Hugo Friedrich, l'œuvre de Montaigne correspond à un moment « où le sens humaniste de l'autorité et l'affirmation moderne de l'individu essaient de trouver leur équilibre ». Toute la culture recueillie plus d'un siècle durant devient l'espace où s'accomplit une épreuve toujours recommencée de la subjectivité. C'est ainsi que les Essais évitent l'impasse où l'accumulation du savoir livresque risquait d'enfermer la culture humaniste.
L'exemple de Montaigne, comme celui de Rabelais, suffit à montrer que l'humanisme de la Renaissance française échappe à tout contenu doctrinal et module de différentes manières, au cours de ses époques successives, le rapport entre le présent et son héritage culturel. Moment clé de notre histoire, charnière entre les grandes constructions scolastiques du Moyen Âge et le déploiement du rationalisme moderne, il instaure une nouvelle donne de la pensée et de l'action dont l'importance se situe à plusieurs niveaux. D'abord, une historicisation du savoir s'opère : les textes de l'Antiquité sont désormais lus en fonction de la distance temporelle qui les sépare de l'actualité ; cette distance produit un questionnement sur le temps présent, et fraie les voies d'un avenir. Ensuite, l'humanisme relâche l'emprise de la théologie et ménage un espace pluriel où savoirs et disciplines - éloquence, philologie, droit, éthique... - acquièrent une légitimité autonome. À l'aube du XVIIe siècle, le temps semble bien loin où « nominalistes » et « réalistes » s'affrontaient dans l'enceinte confinée de la Sorbonne. S'il ne fait pas de doute que la plupart des humanistes sont restés de fervents chrétiens, il est non moins évident que le sens de la dignité humaine et celui de l'accomplissement terrestre de l'homme desserrent le carcan des anciens dogmes : la hantise du salut et le péché originel sont relativisés. S'amorce incontestablement une laïcisation des esprits, annonciatrice, entre autres tendances, de la pensée libertine du XVIIe siècle. Enfin, la nouvelle sensibilité aux problèmes de la formation de l'homme, du développement de ses potentialités originales, de son inscription dans la collectivité, engendre un vaste et multiforme « discours de la méthode » qui n'est pas le moindre titre de gloire de l'humanisme. Descartes se profile à travers Budé, Ramus, Rabelais ou Montaigne.