Jaurès (Jean). (suite)
À la Chambre, il se trouve vite mal à son aise. En effet, aucune des familles politiques existantes ne lui convient vraiment. Son action parlementaire et ses articles publiés dans la Dépêche (de Toulouse), à laquelle il collabore une fois par semaine à partir de janvier 1887, le montrent sensible au malaise social qui hante la République. Ni les « opportunistes », ces républicains modérés, ni les « radicaux », plus à gauche, ne lui semblent apporter de réponses aux inégalités flagrantes. Et les quelques rares députés socialistes qu'il rencontre à la Chambre le heurtent par leur violence. Le boulangisme lui paraît être une menace pour la République et ne l'attire donc pas un instant.
Battu aux élections législatives de septembre 1889, qui se déroulent au scrutin uninominal, Jaurès retourne à ses études de philosophie et développe ses réflexions métaphysiques, bientôt rassemblées dans sa thèse De la réalité du monde sensible. À l'un de ses détracteurs, le journaliste Urbain Gohier, qui lui reprochera, plus tard, d'avoir soutenu dans cette thèse que « la conscience humaine a besoin de Dieu », Jaurès répondra, en octobre 1901, qu'il a tenté « de concilier le panthéisme idéaliste de Spinoza et le panthéisme réaliste de Hegel. Et M. Gohier oubliant que c'est là un effort de la pensée libre et qui ne relève que de la raison, me conteste le droit d'écrire que je suis affranchi de toute religion et de tout dogme ». Dans les années 1880, Jaurès lit les grands textes socialistes du XIXe siècle : ceux de Louis Blanc, Benoît Malon, Proudhon, Marx et Lassalle. Dans ce cheminement personnel, il est accompagné par le bibliothécaire socialiste de l'École normale, Lucien Herr, excellent connaisseur de la philosophie allemande. Ces lectures nourriront sa thèse latine sur les Origines du socialisme allemand.
La découverte que fait Jaurès du socialisme n'est pas seulement intellectuelle. En janvier 1886, il participe, à Saint-Étienne, au congrès des mineurs de France et s'intéresse aux aspects techniques de la question sociale, notamment à l'organisation de caisses de retraite. À la Chambre, il est membre de la Commission des mines, et intervient à plusieurs reprises sur les problèmes touchant à la condition ouvrière. Élu conseiller municipal de Toulouse en juillet 1890, adjoint au maire chargé de l'instruction publique, il a souvent l'occasion de rencontrer les ouvriers, à la Bourse du travail ou dans les quartiers populaires qu'il doit visiter. Il est profondément marqué par la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891. Une nouvelle étape est franchie en mars 1892, lors d'une longue discussion qu'il a avec le leader socialiste Jules Guesde. Une importante grève des mineurs de Carmaux (16 août-3 novembre 1892) le pousse à achever son évolution ; il s'engage alors dans le mouvement socialiste. À partir de la fin août, il mène en effet une vigoureuse campagne en faveur des mineurs dans les colonnes de la Dépêche. Un ouvrier, Jean-Baptiste Calvignac, est élu maire de Carmaux, mais son patron, qui est aussi député, le marquis de Solages, lui refuse un congé pour exercer son mandat, avant de le licencier. Devant le tour retentissant que prend l'affaire, Solages démissionne de son siège de député. Les cercles socialistes demandent alors à Jaurès de se porter candidat et de souscrire au programme du parti guesdiste. Désormais socialiste déclaré, Jaurès est élu au second tour et sera réélu dans la même circonscription aux élections générales d'août 1893 dès le premier tour.
L'affirmation d'un leader socialiste
C'est dans les dernières années du XIXe siècle que la pensée socialiste de Jaurès s'épanouit vraiment. Fermement attaché aux valeurs de la République, telles que la Révolution française les a promues, le socialisme jaurésien n'est pas dépourvu d'autres apports. Tout en refusant toute espèce d'économisme, qui réduirait la vie de l'homme à son activité de producteur, Jaurès, l'humaniste, engage un long dialogue avec les idées de Marx, qui lui paraissent constituer une critique pertinente du capitalisme. Socialiste d'aucun parti, il accepte de collaborer avec toutes les « sectes » qui composent le socialisme français de la fin du XIXe siècle. Formidable orateur, il multiplie les conférences et mène de front, jusqu'à la fin de sa vie, activité militante et réflexion intellectuelle.
Sa place dans le socialisme organisé est devenue telle qu'il est appelé par les ouvriers verriers de Carmaux, qui, le 31 juillet 1895, déclenchent une grève par solidarité avec des syndicalistes licenciés. Les autorités s'efforcent de briser le mouvement - très dur -, que Jaurès soutient. L'inflexibilité du patron de la verrerie, Rességuier, qui a prononcé le lock-out, conduit le député socialiste à défendre l'idée de créer une verrerie coopérative. Jaurès s'emploie à réunir les fonds nécessaires. Mais cette initiative lui aliène finalement une partie de son électorat : les verriers mais aussi de nombreux petits commerçants, jusqu'aux mineurs de Carmaux sont blessés par le choix du site d'Albi pour cette verrerie, qui fait reculer le prestige de Carmaux comme citadelle ouvrière. Cette expérience le convainc de la nécessité d'allier les trois modes d'action dont dispose, à ses yeux, le prolétariat : parlementaire, syndical et coopératif. C'est cette ligne qu'il défend au Ier congrès de la IIe Internationale auquel il participe, à Londres, en 1896 (il deviendra ultérieurement membre du Bureau socialiste international - BSI -, l'organe dirigeant de l'Internationale).
L'affaire Dreyfus achève de lui conférer la stature d'un socialiste d'envergure et lui attire des haines tenaces. Jaurès a d'abord gardé le silence, car il n'est pas, dans un premier temps, assuré de l'innocence de Dreyfus ; le 27 novembre 1897, il écrit ainsi : « Que Dreyfus soit ou non coupable, je n'en sais rien et nul ne peut le savoir puisque le jugement a été secret. » Mais le déroulement du procès Zola (février 1898), dans lequel il comparaît comme témoin de moralité, et les réactions antisémites de la foule l'encouragent à s'engager dans le combat dreyfusard. Après sa défaite aux élections législatives de mai 1898, il n'a d'ailleurs plus personne à ménager. Il retrouve ses amis de l'École normale, parmi lesquels Lucien Herr, et de jeunes normaliens tels que Charles Péguy, très engagés dans un combat dreyfusard dont il devient vite l'une des voix majeures, même s'il lui faut s'opposer à de nombreux socialistes (guesdistes ou socialistes indépendants), pour qui l'Affaire ne concerne en rien le prolétariat et qui lui demandent d'agir en son seul nom.