Jaurès (Jean). (suite)
Au-delà de son action en faveur de la justice sociale, la grande affaire de Jaurès reste son combat contre tous les périls de la guerre. Patriote, il n'hésite pas à s'engager aux côtés des antimilitaristes quand la pression chauvine se fait trop forte. En décembre 1905, il est témoin à décharge lors d'un procès intenté à des antimilitaristes. En novembre 1906, au congrès de Limoges, il rallie les signataires de la motion de la Seine qui préconise contre la guerre l'emploi de tous les moyens, y compris la grève générale et l'insurrection. Ses positions en la matière déchaînent contre lui la vindicte des modérés comme des radicaux.
En novembre 1910, il dépose un projet de loi, précédé d'un long préambule qui constitue un véritable ouvrage, visant à organiser une « armée nouvelle ». Il tente ainsi de réagir aux tensions grandissantes qui risquent de conduire l'Europe vers la catastrophe. Membre de la Commission de l'armée, frère, cousin et neveu d'officiers, Jaurès s'est bien informé et a profité des conseils d'un groupe d'officiers socialistes et républicains. L'« armée nouvelle », telle qu'il la conçoit, est une armée de citoyens, formée de milices et de réservistes. Il défend en outre une politique extérieure strictement pacifique, récusant toute agressivité (même pour récupérer l'Alsace et la Lorraine).
La guerre qui s'est déclenchée dans les Balkans en 1912 le pousse à réclamer la convocation d'un congrès extraordinaire de l'Internationale. Celui-ci a lieu en novembre dans la cathédrale de Bâle, en présence de 6 000 militants venus du monde entier. Jaurès, qui y prononce un discours retentissant, est l'un des auteurs de la résolution qui « déclare la guerre à la guerre ». Désormais, le leader socialiste va redoubler d'efforts pour s'opposer à tout ce qui est susceptible d'entretenir un climat de tensions. Il prend ainsi la tête de la campagne contre le projet de loi déposé à la Chambre par l'ancien socialiste Aristide Briand, et qui étend la durée du service militaire de deux à trois ans. Pour Jaurès, cette « loi de trois ans » menace la République et affaiblit la Défense nationale. Les meetings se multiplient, notamment au Pré-Saint-Gervais. Le 25 mai 1913, Jaurès y prononce un discours devant 150 000 personnes, parmi lesquelles de nombreux adhérents de la CGT, syndicat qui s'est rapproché de la SFIO pour s'opposer à cette loi. En dépit du ralliement de quelques radicaux à ce combat, dont le nouveau président du Parti radical, Joseph Caillaux, la loi est finalement votée.
Les élections législatives d'avril-mai 1914 sont pourtant une victoire pour la gauche. Les socialistes, au nombre de 103 à la Chambre, gagnent une trentaine de sièges par rapport aux élections de 1910. On évoque alors la possibilité d'un gouvernement dirigé par Caillaux, avec Jaurès au Quai d'Orsay. Mais le président Poincaré désigne le socialiste indépendant René Viviani comme président du Conseil, et ce dernier est investi par la Chambre. Si Jaurès est le chef incontesté - et aimé - du mouvement ouvrier, il est l'homme le plus détesté des nationalistes, la cible favorite des attaques de Charles Maurras, qui l'appelle « Herr Jaurès », ou de Charles Péguy (qui a dit en 1911 : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous ces traîtres pour nous poignarder dans le dos »).
La montée des tensions internationales - l'assassinat de l'archiduc d'Autriche à Sarajevo, le 28 juin 1914, et, surtout, l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie, le 25 juillet - provoque chez Jaurès une activité fébrile pour tenter d'enrayer l'engrenage d'une guerre devenue presque inéluctable. Le 29 juillet, il est à Bruxelles afin de participer à une réunion du Bureau socialiste international. De retour à Paris, le lendemain, il rencontre Malvy, le ministre de l'Intérieur, pour le presser d'agir. Le 31, il s'entretient avec le sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Abel Ferry, qu'il accable de ses reproches. Se rendant aux bureaux de l'Humanité après cet échange tendu, il s'apprête à rédiger un article dénonçant les responsables de la guerre qui s'annonce. Raoul Villain, pauvre jeune homme à la tête pleine de mots d'ordres chauvins, ne lui en laisse pas le temps. Il tire sur Jaurès au Café du Croissant.
Les obsèques de Jean Jaurès, le 4 août, se déroulent pourtant dans un climat d'« union sacrée ». Dès le 1er septembre 1914, la Guerre sociale, journal de Gustave Hervé qui avait été longtemps résolument antimilitariste, titre : « Défense nationale d'abord ! Ils ont assassiné Jaurès ! Nous n'assassinerons pas la France ! » Il faut attendre 1919 pour qu'ait lieu le procès de l'assassin de Jaurès, qui est d'ailleurs acquitté alors que Mme Jaurès, partie civile, est condamnée aux dépens. Jean Jaurès est cependant entré dans la légende de la République : le 23 novembre 1924, le Cartel des gauches, dominé par les radicaux, fait transférer au Panthéon le corps du socialiste Jaurès, militant éminent de la paix, et de l'antinationalisme.