Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Schubert (Franz Peter) (suite)

Chœurs et ensembles vocaux

Dans ce domaine aussi, la production de Schubert est plus riche que celle de la plupart de ses contemporains. Musicalement, elle se distingue par une diversité et une puissance d'invention exceptionnelles : on peut dire que Schubert se trouve, là encore, sur un terrain à peu près vierge, où toutes les expériences sont permises. Ainsi crée-t-il, en toute liberté, des formes nouvelles qui, de loin, se relient au madrigal ancien et préfigurent, sous une forme vocale, le poème symphonique à venir. Citons, parmi les pièces les plus remarquables et les plus fréquemment entendues : Gesang der Geister über den Wassern, D.714, d'après Goethe, pour chœur d'hommes ; Nachthelle, D.892, pour ténor et chœur ; Nachtgesang im Walde, D.913, pour chœur et quatre cors ; Der Gondelfahrer, D.809, pour chœur et piano ; Ständchen, D. 920, d'après Grillparzer, pour contralto, chœur et piano ; Der 23. Psalm, D.706, pour chœur de femmes et piano ; Coronach, D.836, idem ; Hymnus an den Heiligen Geist, D.964, pour chœur d'hommes et vents ; enfin le monumental Mirjams Siegesgesang, D.942, d'après Grillparzer, pour soprano solo, chœur mixte et piano, orchestré par Franz Lachner d'après l'intention de Schubert au lendemain de sa mort.

   L'importance de cette production n'est pas uniquement musicale. Elle est également sociologique. Au début du XIXe siècle, sous l'impulsion notamment du musicien suisse Naegeli, se formaient dans les pays germaniques des Liedertafeln, petits ensembles vocaux répondant au désir de faire participer à la musique la plus grande variété de couches sociales. En Autriche, ces Tafeln étaient aussi des foyers de résistance à la tyrannie policière. Manquait un répertoire valable, jusqu'à la venue de Schubert, dont l'œuvre allait en constituer l'essentiel ­ tant aux amicales schubertiades qu'à la Gesellschaft der Musikfreunde, constituée depuis peu. Et, désormais, en Autriche comme en Allemagne, des groupements de plus en plus nombreux et de plus en plus fournis (jusqu'à deux cents chanteurs) prendront souvent le titre de Schubertbund.

Schubert et la poésie

La fable d'un Schubert purement instinctif, peu cultivé, et plus ou moins dépourvu de sens critique est inacceptable. Plus de 70 poèmes de Goethe, 70 de Schiller (en comptant les pages chorales), 22 de Hölty, 21 de Schlegel, et un vaste panorama poétique allant de la Bible, d'Eschyle (traduit par Mayrhofer), de Shakespeare, d'Ossian au tout jeune Heine, en passant par Walter Scott, Novalis, Rücker, Körner, Grillparzer… ­ de quoi former une anthologie très complète de la poésie de son époque, et de quelques autres aussi ­, quel autre musicien, même « cultivé », peut présenter pareille moisson ?

   Reste le problème des poètes « mineurs » ­ sans parler de Schubert lui-même, auteur de quelques textes non négligeables. D'abord Johann Mayrhofer (47 poèmes) et Wilhelm Müller (45). Le premier a été éloquemment réhabilité par E. G. Porter, qui lui trouve des accents comparables à maints romantiques… anglais ! En tout cas, Schubert lui doit quelques-uns de ses plus beaux thèmes poétiques (Fahrt zum Hades, D.526 ; Lied eines Schiffers an die Dioskuren, D.360 ; Nachtstück, D.672…). Le cas de Müller est un peu différent. Si l'homme était aussi cultivé que Mayrhofer (il enseignait le grec et le latin), sa poésie se veut populaire sinon populiste ; le titre global de ses deux recueils est Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines Waldhornisten ­ ce « corniste » plaçant l'œuvre dans le sillage du célèbre Des Knaben Wunderhorn, antérieur de quelques années. Détail émouvant : sans avoir connu Schubert, il l'a pressenti. « Mais patience, écrit-il : il peut se trouver une âme accordée à la mienne, qui entendra la mélodie latente dans mes paroles, et me la restituera » (cité par W. Dahms, Schubert, 1913).

   Mais que dire de Matthäus von Collin, dont les « bouts rimés » ont inspiré à Schubert deux de ses plus purs chefs-d'œuvre, le lyrique, l'extatique Nacht und Träume, D.827, et le surprenant Der Zwerg, D.771 ? Que dire aussi de Lappe (Im Abendrot, D.799) de Leitner (Der Winterabend, D.938) ? On ne peut que s'émerveiller devant cette alchimie schubertienne toujours renouvelée. Ajoutons que devant ces poètes discutables, dont certains étaient ses amis, d'autres des personnages haut placés comme ce sympathique Ladislaus Pyrker, patriarche de Venise (Das Heimweh, D.851, et Die Allmacht, D.852), et dont il avait surtout besoin pour alimenter son intarissable production, Schubert gardait tête claire. Dans une lettre à l'éditeur Schott, il énumère, entre autres œuvres : « Des chants à une voix avec accomp. de piano, poèmes de Schiller, Goethe, Klopstock, etc., et de Seidl, Schober, Leitner, Schulze, etc. », faisant ainsi clairement la distinction entre les « vrais » poètes et les autres.

Cycles et recueils

À la Belle Meunière, au Voyage d'hiver et au recueil posthume intitulé Chant du cygne, D.957, par l'éditeur Haslinger, il convient peut-être d'adjoindre la série des Wilhelm-Meister-Lieder (disséminés dans le catalogue Deutsch), avec ses deux volets ­ du Harpiste et de Mignon. Ce bipartisme se retrouve dans les grands cycles, y compris dans le recueil du Schwanengesang.

   Die schöne Müllerin débute dans l'attente, l'espoir et l'assouvissement de l'amour. Mais au no 14, à l'apparition du cruel et bientôt triomphant chasseur, l'horizon s'obscurcit ; et le reste du cycle se déroule sous le signe, plus sensible encore dans la musique que dans les poèmes, de la jalousie, de la tristesse et, enfin, du désespoir.

   Dans Winterreise, composé en 1827 (févr., pour les nos 1 à 12, qui mettaient en musique la seule part alors publiée des poèmes ; octobre pour les douze suivants), cette division en deux est plus difficile à saisir. Elle a été principalement mise en lumière par J. Chailley dans sa pénétrante étude le Voyage d'hiver de Schubert, dont voici un passage clé : « (En son second cahier), au lieu d'une histoire banale de soupirant évincé, la Winterreise devient, comme le faisait pressentir Irrlicht (no 9), le périple de l'homme en marche vers le tombeau, interrogeant le ciel sans obtenir de réponse sur sa destinée en rejetant finalement l'illusion des dogmes pour se réfugier dans le néant… Certains détails, dont les plus transparents se trouvent dans Der Wegweiser, laissent transpercer une philosophie d'origine maçonnique parfaitement assimilée par le musicien… » Une vue aussi neuve ne saurait surprendre, venant de l'exégète de la Flûte enchantée. Ajoutons qu'il s'appuie sur une analyse détaillée des 24 lieder pris un à un.

   Quant au Schwanengesang, c'est le hasard qui l'a scindé en deux, en mettant entre les mains de Haslinger deux recueils séparés, l'un sur 7 poèmes assez impersonnels de Rellstab, l'autre sur 6 autres, les plus originaux de l'époque : ceux de Heinrich Heine. Or il s'établit entre ces deux volets une fortuite mais heureuse symétrie. Après les variations sur le thème de l'absence que sont les Rellstab-Lieder et la rayonnante évocation, par la musique de Schubert, du monde extérieur et de ses quatre éléments, c'est dans les abîmes du « moi » que le musicien pénètre à la suite de Heine, le dépassant parfois : hallucination d'une ville-fantôme, Die Stadt, dont Brahms empruntera les arpèges dans son 2e Quatuor avec piano ; autre hallucination, celle du Doppelgänger, l'une des rares mélodies de terreur, annonçant les Chants et danses de la mort, de Moussorgski (et dont le thème, déjà présent en 1821 dans l'introduction lente de la Symphonie en « mi », obsédera tant Schubert qu'il le réemploiera dans l'Agnus Dei de sa Messe en « mi » bémol). Quant à Die Taubenpost, ultime mélodie de Schubert, arbitrairement ajoutée au recueil par Haslinger, elle a, toutefois, un effet euphorisant après les cauchemars. Par son rythme, elle renoue quelque peu avec les ruisseaux et les chevauchées des Rellstab-Lieder. Et son mot clé est Sehnsucht, « nostalgie » : celle de Franz Schubert, pour les mondes inconnus de la musique, dont il fut l'explorateur émerveillé.