Wolf (Hugo) (suite)
Les grands cycles allemands
La grande époque du lied, on l'a dit, débute chez Hugo Wolf par sa découverte de Mörike. Cet engouement ne laisse pas de surprendre à première vue. Mörike (1804-1875), pasteur paisible d'une petite ville provinciale de la Souabe, est considéré comme le poète du repos de l'âme, du sage contentement, de l'humour quelque peu désabusé. Le bouillonnant Wolf, qui dans d'autres circonstances préférait un auteur aussi explosif que Kleist, que venait-il faire dans cette galère ? Soupçonnait-il la lave qui couvait sous la surface de calme apparence et qui se devine à travers quelques poèmes tels que Peregrina ? Fut-il attiré par l'étonnante diversité de ces poésies ? Toujours est-il que, dans Mörike, Wolf a donné le meilleur de lui-même ; et si l'on jouait au jeu de l'île déserte, c'est le volume Mörike qu'il faudrait choisir. Non pas que les autres compositions soient de qualité inférieure, loin de là. Mais le volume Mörike est le plus complet.
Tout s'y trouve. Du sentiment religieux le plus intériorisé (Gebet ; Schlafendes Jesuskind ; Auf eine Christblume) jusqu'à l'humour le plus débridé (Zur Warnung ; Abschied, où l'on notera, dans le postlude, l'emploi original d'une valse viennoise qui accompagne la chute du critique dans l'escalier), rien d'humain n'est absent de ces poèmes. Le charme goguenard (Elfenlied) côtoie le drame halluciné (Der Feuerreiter, dont Wolf donnera aussi, en 1892, une version pour chœur et orchestre).
Eichendorff (1788-1857) est surtout populaire comme chantre de la fameuse « Wanderlust » protestation écologiste avant la lettre, de l'âme allemande contre la vie réglementée de l'industrialisation récente. Il semble que ce soit ce côté contestataire qui ait surtout attiré Hugo Wolf. Les chants nostalgiques, les rêves d'un passé à jamais disparu, qui ont tant séduit Schumann, sont chez Wolf en minorité (Nachtzauber ; Heimweh). La plupart de ses lieder chantent, sur un ton fort rythmé et quelque peu désinvolte, le défi aux valeurs courantes de la société. Ce sont les marginaux, soldats, marins, aventuriers, musiciens ou poètes indifférents à l'argent, aux honneurs, au succès, qui ont ici droit à la parole. Un défilé de « hippies », dirait-on. Comme une fleur isolée dans un jardin sauvage, s'élève le seul vrai chant d'amour du recueil, le merveilleux Verschwiegene Liebe.
Des différentes phases que parcourut Goethe au cours de sa longue vie (1749-1832), la première, de style galant, « anacréontique », n'intéressait pas Wolf. De la seconde, celle du bouillonnant poète du « Sturm und Drang », révolution littéraire et contestation sociale des années 1770, le musicien n'a retenu que trois hymnes : Prometheus, Ganymed et Grenzen der Menschheit, où, en doublant Schubert, il s'y oppose. Les lieder de Wolf font donc presque tous appel à la grande maturité du poète. On y respire un air de sagesse ironique, de détachement, d'une existence en dehors de la mêlée. Les tons tragiques ne sont certes pas absents : les chants de Mignon et du Harfenspieler (« Harpiste ») sont ce que Goethe a écrit de plus désespéré. Mais ces paroles ont attiré d'autres compositeurs également (Schubert, Schumann).
L'originalité de Wolf réside plutôt dans la recherche délibérée de l'humour, trait pourtant peu caractéristique de Goethe (Der Rattenfänger ; Ritter Kurts Brautfahrt ; Gutmann und Gutweib ; Epiphanias).
Quant au second volume, il est presque entièrement consacré aux poèmes du West-östliche Divan, recueil de textes que Goethe, sexagénaire, écrivit sous la double impulsion d'un nouvel amour et de la poésie persane qu'il venait de découvrir. Mais Wolf écarte les poèmes passionnés et se concentre sur des chants en éloge à la boisson, ou sur d'autres où Goethe joue avec l'amour plutôt qu'il n'aime vraiment. À sept ans de son effondrement, Wolf se comporte ici en homme rangé et sage. On notera qu'il évite cette fois les textes déjà illustrés par d'autres.
Les recueils « méditerranéens »
Les deux recueils suivants sont consacrés à des poèmes étrangers, traduits par deux poètes de seconde zone, Heyse et Geibel. Le Spanisches Liederbuch (« Chants espagnols », 1889-90) comporte une partie de chants sacrés et une partie de chants profanes. Les chants sacrés commencent en hymne à Marie, à laquelle sont consacrés les trois premiers ; puis nous assistons à la naissance de Jésus, saluons l'enfant merveilleux, qui nous conduit doucement vers le Sauveur martyrisé. Le ton est simple, les harmonies moins chromatiques que dans la plupart des autres compositions ; la profonde religiosité de Wolf, qui ne s'était guère exprimée depuis Mörike, revient ici à la surface.
Les chants profanes, quant à eux, se caractérisent par un délicieux climat entre larmes et sourire, tout à fait particulier à ce recueil, et qui ne se trouve guère exprimé ailleurs avec pareil bonheur. C'est mi-amusés, mi-attendris que nous assistons aux déboires de tel amoureux trop timide (Wer sein holdes Lieb verloren), ou de tel autre auquel les œillades de la belle promettent le bonheur, tandis que le geste de son doigt lui ôte tout espoir (Seltsam ist Juanas Weise ; Auf dem grünen Balkon mein Mädchen).
Dans l'Italienisches Liederbuch (« Chants italiens », 1890-91 et 1896), un des thèmes auxquels Wolf est particulièrement attentif est la dispute entre amoureux. Deux merveilleux lieder chantent la réconciliation : Wir haben beide lange Zeit geschwiegen et Nun lass uns Frieden schliessen ; d'autres nous mènent au milieu de la bataille, dont le ton taquin laisse cependant prévoir un dénouement heureux (Du sagst mir… ; Nein, junger Herr ; Wer rief dich denn ?). Deux seulement sont d'une teneur vraiment dramatique : Hofärtig seid ihr, schönes Kind (où l'amant malheureux claque la porte avec un accord dissonant), et Was soll der Zorn mein Schatz.
Les lieder non compris dans ces recueils mais publiés par Wolf de son vivant sont réunis sous le titre Lieder nach verschiedenen Dichtern (d'après différents poètes). En dehors du ravissant Mausfallen-Sprüchlein (encore Mörike !) et des six poèmes d'après Gottfried Keller, les mieux connus sont les trois lieder d'après Michel-Ange, lourds de tristesse et de mélancolie.