Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Schubert (Franz Peter) (suite)

Les « grandes symphonies »

C'est justement la comparaison de leurs microstructures qui permet d'affirmer que la Symphonie no 8 en si mineur et l'entracte no 1 de Rosamunde procèdent initialement d'une même conception. L'abandon de la partition d'orchestre de la symphonie n'a donc rien à voir avec une prétendue baisse d'inspiration. Elle ne s'expliquerait pas seulement par des circonstances extérieures, mais aussi et surtout (M. Chusid) par certains emprunts beethovéniens (on relève des éléments des 2e et 5e Symphonies du maître de Bonn), dont Schubert aurait été conscient et qu'il aurait craint de se voir reprocher. Il aurait donc « évacué » l'œuvre en envoyant la partie achevée à Graz, sachant qu'elle ne serait pas rendue publique (ou peut-être même à cette condition). Retrouvée, comme on sait, et créée en 1865 par Johann Herbeck, la symphonie aujourd'hui la plus jouée du monde n'est pas pour autant un moindre chef-d'œuvre, par l'alliance d'un lyrisme spontané et d'une forme rigoureuse et cohérente à laquelle seule la version complétée (NOMENCLATURE) rend vraiment justice.

   S'il n'a pas atteint le stade de la partition d'orchestre, le Grand Duo, D.812, ne concrétise pas moins le projet symphonique de 1824 à la fois dans son microcosme et dans son macrocosme, c'est-à-dire non seulement par sa structure cellulaire, mais par l'ampleur et la disposition des mouvements, et par la nature orchestrale de l'écriture, déjà remarquée par Schumann dès la parution de l'œuvre en 1838. À partir de 1824, la pleine possession d'une technique qu'il vient de forger de toutes pièces permet à Schubert de mener à bien les entreprises les plus vastes, d'abord par le moyen de la sonate (10 chefs-d'œuvre en moins de cinq années, tout gorgés d'une sève inimitable), du duo (piano à 4 mains ou violon et piano), du trio, du quatuor, de l'octuor, et bientôt, enfin, dans la symphonie. On ne s'étonnera pas que nous donnions ici à cette dernière une place prépondérante : c'est l'image même de l'ambition clairement exprimée du compositeur, qui, en trois lustres, n'a pas entrepris moins de 14, voire 15 symphonies (en moyenne une par an), même si la moitié seulement sont parvenues à leur forme définitive. L'œuvre fondamentale qui va voir le jour en 1825 et 1826, la Symphonie no 9 en « ut » majeur, dite la Grande Symphonie, par sa place unique, représente donc la clé de voûte de toute la carrière de son auteur, et, dans son respect de la forme stricte, un jalon aussi essentiel que celle de Beethoven (qui la rompt). En tant qu'exemple parfait d'unité interne (une demi-douzaine de motifs élémentaires la gouvernent de bout en bout), elle est la pierre angulaire de toute la littérature orchestrale moderne ; et elle porte aussi à son apogée le don d'instrumentateur du musicien, qui, en dépit de son peu de pratique de la direction, trouve d'emblée, et par une intuition géniale, l'équilibre admirable de couleurs et d'expressions qui rend son orchestre à la fois si limpide et si homogène : double qualité que seul Bruckner saura retrouver. Et, par-dessus toutes ces vertus, c'est le comble du don de soi que représente cette œuvre qui, créée dans la souffrance, est un miracle de joie !

   Le drame toutefois va, dans les deux dernières années, devenir de plus en plus insoutenable et, pour la première fois, confiner à la désespérance. Ce qui n'empêchera pas la recherche formelle de se poursuivre et de se concentrer sur les problèmes d'écriture qui, dans les semaines qui précèdent sa mort, conduisent Schubert à se remettre à l'étude du contrepoint. De plusieurs façons différentes (H. Halbreich), l'esquisse de la Symphonie no 10 en « ré » majeur, entreprise au même moment (automne 1828, D.936 A), ouvre de nouvelles voies, riches de progrès et d'initiatives hardies, qui font de sa révélation récente (le fac-similé parut en 1978 conjointement aux esquisses de 1818 et 1820-21 anciennement confondues dans le même cahier) un événement capital. Des 3 mouvements, le plus prophétique est de très loin le poignant andante central, en si mineur, où Schubert anticipe jusque sur le dernier Mahler, et se conduit lui-même au tombeau !

Schubert et la musique vocale

À mesure que les brumes de l'oubli, de l'ignorance ou de l'incompréhension se dissipent autour de cet immense corpus qu'est la production instrumentale de Schubert, sa musique vocale, perdant un peu de sa primauté, acquiert une signification nouvelle, plus proche, semble-t-il, de la réalité : celle d'un fluide vital, d'un sang qui alimente tout le reste de l'organisme. En date du 25 mars 1824, Schubert note dans un de ses rares agendas (aujourd'hui perdu, mais publié par Bauernfeld et cité par W. Dahms puis par O. E. Deutsch) : « Une beauté unique doit accompagner l'homme tout au cours de sa vie… ; mais la lumière de cet émerveillement doit éclairer tout le reste. »

   Ces lignes, de huit jours antérieures à la fameuse lettre sur le « chemin de la grande symphonie », définissent aussi bien le rôle du lied schubertien, « éclairant le reste » de l'œuvre. Dans les cas limites, un lied inspire directement une pièce instrumentale (généralement de musique de chambre). Outre les exemples les plus connus, déjà évoqués plus haut, n'oublions pas les Variations, pour flûte et piano, D.802, sur Trockne Blumen (« Fleurs séchées », un lied de la Belle Meunière) ; ni la Fantaisie en ut majeur, pour violon et piano, D.934, commandée par J. Slavik avec ses variations sur Sei mir gegrüsst, D.741. Quant au 2e mouvement du Trio en mi bémol, D.929 (que Schumann « ne pouvait écouter sans pleurer »), il s'inspire également d'une mélodie, mais d'un autre compositeur, peu connu, le Suédois Isaak Borg. Plus tard, Mahler suivra le même processus, sauf qu'il utilisera ses lieder presque textuellement en les orchestrant et les amplifiant pour les besoins de ses symphonies, alors que Schubert varie les siens de façon bien plus subtile.

Genèse du lied schubertien

Plus de 600 mélodies pour voix seule et environ 130 pour des ensembles vocaux allant du trio ou du quatuor au grand chœur avec ou sans soliste ­ voilà, couvrant toute la période créatrice de sa vie, la gigantesque production vocale de Schubert. Génération spontanée, pourrait-on croire. Ce n'est pas tout à fait exact. On pourrait mentionner, comme antécédents, quelques grands noms du Moyen Âge et de la Renaissance : Walter von der Vogelweide, Wolfram von Eschenbach, et, surtout, l'étonnant Oswald von Wolkenstein. Mais rien ne porte à croire que Schubert les ait connus (en fait, pour lui, l'histoire de la musique ne remontait pas à plus de deux ou trois générations, et Bach lui-même n'était pas encore redécouvert). En revanche, il connaissait fort bien l'œuvre de ses prédécesseurs immédiats, les illustres ­ Haydn, Mozart, Beethoven, Weber ­ et les relativement obscurs, mais compositeurs vocaux plus spécifiques (Liederkomponisten) ­ Zelter, les Reichardt père et fille (la très douée Luise Reichardt avait déjà trouvé quelques accents préschubertiens), Schulz et Zumsteeg (le « père de la ballade romantique »).

   Mais Schubert donne une ampleur, un rayonnement et un poids nouveaux à ce qui, somme toute, n'était avant lui qu'un genre secondaire, voire mineur, où l'on chercherait en vain un chef-d'œuvre sinon celui, absolu mais isolé, qu'est An die ferne Geliebte, de Beethoven (d'ailleurs postérieur aux premières réussites schubertiennes).

   On remarquera qu'après quelques tâtonnements de prime jeunesse, dès ses opus 1 et 2 ­ Gretchen am Spinnrade et Erlkönig, D.118 et 328 ­, Schubert crée une forme à la fois neuve et accomplie. « La révolution de Schubert dans le domaine du lied, écrit le regretté musicologue anglais E. G. Porter, peut être comparée à celle qu'accomplit Wagner dans l'opéra ; mais nous ne pouvons savoir quelle était dans cette création la part d'un raisonnement clair et calculé » (Schubert's Song Technique, 1961). Selon un homme mieux placé que quiconque pour en juger et en témoigner, le chanteur Michaël Vogl, ami et principal interprète de Schubert, les lieder de ce dernier étaient le fruit d'une « révélation divine », produit dans un état de « voyance musicale » (musikalische Clairvoyance). Révélation et voyance, certes ; mais aussi invention et travail continus, aboutissant à une immense variété de genres. Côté formel : lieder strophiques, strophiques modifiés, de schéma A-B-A ou de bien d'autres, trop longs à énumérer, ou encore durchkomponiert (« d'une composition continue », selon l'heureuse traduction de J. Chailley). Pour ce qui est du contenu, lieder lyriques (en majorité), épiques ­ relevant plus ou moins de la ballade ­, monologues et scènes bibliques ou antiques, tableaux intimistes… ; et, couronnant l'ensemble, les deux grands cycles : Die schöne Müllerin, D.795, et Winterreise, D.911, auxquels s'ajoute l'ultime recueil Schwanengesang, D.957. Deux grands lieder tardifs ajoutent au piano, de façon fort originale, un instrument à vent : le cor pour Auf dem Strome, D.943, dont les amples proportions reproduisent les péripéties d'un long voyage fluvial ; la clarinette pour Der Hirt auf dem Felsen (« le Pâtre sur le rocher »), D.965.