Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
S

Schubert (Franz Peter) (suite)

L'œuvre et sa destinée

De ce simple survol, il résulte que Schubert demeura beaucoup moins inconnu de ses contemporains qu'on a bien voulu le dire ; mais l'image de l'artiste pauvre et malchanceux va trop de pair avec le stéréotype du compositeur romantique pour qu'on admette la vérité : dans ses dernières années, notre musicien fut à Vienne l'un des artistes les plus en vue, et son nom n'était ignoré de nul amateur averti. Reste que cette réputation ne se fondait nullement sur ses œuvres essentielles ­ et force est de constater que ce n'est pas même encore le cas aujourd'hui ! La liste des œuvres publiées de son vivant est éloquente à cet égard : elles n'atteignent qu'une centaine de numéros (le dixième du total) et concernent pour la plupart des genres mineurs, avec çà et là, il est vrai, l'un ou l'autre chef-d'œuvre. Mais lorsque, en février 1828, Schubert écrit à deux éditeurs allemands, Probst et Schott, pour leur soumettre un choix de ses « dernières compositions », il n'offre en priorité que de la musique de chambre ou des chœurs (les pages les plus hardies, les quatuors, seront d'ailleurs écartées), et n'indique qu'en appendice « 3 opéras, 1 messe et 1 symphonie » (la Grande)… « pour que vous soyez au courant de mes ambitions dans les formes les plus hautes de l'art » ! En dépit de quoi, et malgré l'absence à cette époque de toute législation sur les droits d'auteur, les recettes de l'artiste auraient suffi largement à le tenir à l'abri du besoin s'il avait su les gérer correctement. Mais non seulement il ne savait pas réclamer son dû (il céda maintes fois des trésors à vil prix), mais sa générosité le rendait incapable de conserver le nécessaire pour lui-même, et il préférait régaler ses amis au cours d'interminables soirées demeurées légendaires…

   La gloire de Schubert reposa donc d'abord sur sa production mélodique, que la France découvrit dès les années 1830 grâce au chanteur Adolphe Nourrit ­ nous devrions dire plutôt sur une très petite partie de cette production, qui recèle encore de nos jours des trésors insoupçonnés. Seuls la redécouverte et le succès fulgurant de la Symphonie en « si » mineur imposèrent son nom dans le domaine de l'orchestre, encore que sur un malentendu… Les symphonies de la première période n'atteignirent le public qu'à la fin du XIXe siècle ; et bien qu'à la même époque ait paru la première édition complète de l'œuvre schubertienne (Breitkopf et Härtel, Leipzig), son nom ne devait figurer longtemps encore à l'affiche, dans le domaine instrumental, que par un très petit nombre de titres (2 quatuors, 1 trio, le quintette la Truite et quelques pièces pour piano favorites à l'exclusion des grandes sonates), qui ne donnaient aucune idée réelle de l'importance de sa production et moins encore de l'ampleur et de la continuité de son évolution stylistique ­ plus d'un biographe n'alla-t-il pas jusqu'à lui dénier toute évolution ! Il aura fallu l'ère récente de l'enregistrement « encyclopédique » pour qu'une vue plus globale et plus correcte commence à s'imposer, et pour que, à la faveur des commémorations de 1978 et de la préparation de la Neue Schubert-Ausgabe (en chantier depuis 1965 : Bärenreiter, Kassel), la musicologie schubertienne connaisse un renouveau sans précédent. Celui-ci s'est déjà traduit non seulement par d'ambitieuses monographies (B. Massin), mais par des redécouvertes, des restitutions ou des études philologiques qui conduisent parfois à une remise en cause fondamentale des notions admises.

La vraie grandeur de Schubert

Il en ressort qu'à âge égal (critère nécessaire de toute juste appréciation), Schubert est certes le plus fécond mais aussi le plus novateur des grands musiciens. Loin d'être l'épigone, le double « féminin » de Beethoven qu'on voulait faire de lui, il ne connaît en vérité de rival dans aucun des principaux genres et pas seulement dans le lied. Tout au plus le cède-t-il dans le domaine scénique (encore que son sens du théâtre ait été fort mésestimé) ou dans le concerto, qui l'intéressait peu. Il n'avait ni le goût de la virtuosité ni celui de l'antagonisme, mais plutôt le goût de la complémentarité entre partenaires ; et même lorsqu'elle fait intervenir un soliste, sa musique est rien moins que démonstrative, ce qui n'a pas été sans nuire à son succès… Mais la sonate, le quatuor, la symphonie et la musique sacrée lui doivent des apports essentiels, incomparables en quantité comme en qualité. Schönberg, taxé un jour de « révolutionnaire », répondit qu'il en était « un bien petit auprès de Schubert », et toute l'œuvre de maturité de celui-ci, surtout celle des deux dernières années, illustre et confirme cet aphorisme révélateur !

   Dans toutes les grandes formes, la production de Schubert, clivée par la remise en cause des années 1818 à 1822-23, se répartit en trois étapes d'importances et de significations très différentes : jusqu'en 1818, de 1818 à 1823, après 1823. La première période (1810-1818) est celle de l'œuvre juvénile, très spontanée, pleine d'ardeur et d'insouciance (le jeune musicien s'adresse, ne l'oublions pas, à un cercle familial ou amical), encore que non dépourvue de réflexion ou de recherche formelle. C'est ainsi que certaines sonates ou quatuors répondent à des coupes inhabituelles (toutefois, la part doit être faite de la perte de l'un ou l'autre mouvement ou de leur réunion arbitraire par un éditeur). Mais c'est l'ampleur du discours, tout imprégné d'une veine mélodique sans équivalent chez nul autre musicien, qui frappe dès ces essais souvent aventureux par l'étendue des expositions (dès la 2e Symphonie, le groupe de cadence acquiert une autonomie inconnue jusqu'alors) et plus encore par leurs plans tonaux. Ici les contrastes se meuvent d'emblée dans des régions très inattendues ; et c'est à cette particularité, très reconnaissable même par l'auditeur le moins averti, que l'œuvre schubertienne doit sa couleur propre.

Les années de recherche : naissance de la structure cyclique

Entre 1818 et 1823, nous assistons à un double phénomène de mûrissement : psychologique et formel, qui se traduit ­ on l'a dit ­ par une accumulation très insolite d'entreprises inabouties. Mais ces fragments sont, dans chacun des genres concernés, éminemment significatifs, et comprennent certaines des pages à la fois les plus émouvantes et les plus riches de conséquences du grand musicien. Ils vont du Quartettsatz en « ut » mineur à la Symphonie en « si » mineur en passant par plusieurs sonates et par trois autres projets symphoniques. En outre on a vu que, d'une certaine manière, la sublime Missa solemnis en la bémol, bien qu'achevée, appartient aussi à cette catégorie d'œuvres marquées par une genèse difficile. Certaines de ces pages peuvent faire l'objet de reconstitutions, notamment si l'esquisse n'est privée que de sa réexposition ou si une trame est fournie jusqu'à la fin de l'œuvre ­ l'exemple le plus notable de ce dernier cas est la Symphonie no 7 en mi majeur, D.729 (août 1821).

   En même temps que Schubert s'adresse à un nouveau public, il se livre alors à une recherche expressive et formelle plus systématique. En sorte que ces années de doute représentent aussi le véritable passage de la musique viennoise (et, on peut le dire, de la musique tout court) de l'ère classique à l'ère romantique : c'est une percée, un Durchbruch d'une importance capitale, que deux œuvres peuvent illustrer plus particulièrement : l'une inaboutie, précisément, la Symphonie en « mi » ; l'autre beaucoup plus connue mais pas toujours bien comprise, la Wanderer-Fantasie, D.760 (novembre 1822). Bien que son auteur lui-même l'ait presque prise en aversion pour son côté brillant, à l'opposé de sa nature profonde, elle est une des plus spécifiques, à la fois du thème de l'errance si familier à notre compositeur, et de son invention formelle, puisqu'il s'agit en vérité d'une sonate cyclique en 4 mouvements ininterrompus, forme lisztienne avant la lettre. En outre, elle varie un motif emprunté à une œuvre vocale antérieure ­ procédé qui se retrouvera souvent dans l'œuvre de maturité. À cette Fantaisie, on peut associer la sonate suivante, en la mineur, D.784 (février 1823), exemple non moins significatif d'une pensée unitaire dans une forme tout autre (3 mouvements symétriques) : ce qui en fait la première des « grandes ».

   Par ces quelques œuvres et par toutes celles qui suivront, Schubert se révèle comme le véritable auteur de la plus puissante révolution formelle des temps modernes : l'avènement de la structure cyclique à composante cellulaire. Ce modèle, qui consiste à élaborer les thèmes de tous les mouvements à partir d'un petit nombre de cellules élémentaires, les unes rythmiques, les autres mélodico-harmoniques, avait certes été exploré par Haydn, Mozart et Beethoven, mais Schubert (qui sera suivi en cela par Bruckner) va en faire le fondement de tous les chefs-d'œuvre de sa dernière période. Mais ce qui est plus admirable encore, c'est que la microstructure ne compromet nullement, ni chez l'un ni chez l'autre, l'équilibre des vastes courbes mélodiques qu'elle engendre. Qu'on en juge seulement par le thème de l'allegro de la 7e Symphonie, qui se déroule superbement sur 23 mesures, tout comme celui de la future symphonie homologue (et de même ton) de Bruckner.