Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Debussy (Claude) (suite)

Le temps musical chez Debussy

Sur le plan harmonique, Debussy est d'emblée un novateur. S'il n'a pas, comme Schönberg, envisagé consciemment une suspension de la tonalité, tout se passe comme s'il laissait les fonctions tonales perdre leur pouvoir d'elles-mêmes, au bénéfice d'une fonction proprement sonore des agrégats. Les accords : « D'où viennent-ils ? Où vont-ils ? Faut-il absolument le savoir ? Écoutez, cela suffit. » Si une fonction tonale existe encore, jusque dans les dernières œuvres de Debussy, c'est comme une survivance, comme référence à un lieu de plus en plus incertain, « de sorte qu'en noyant le ton, on peut toujours, sans tortuosités, aboutir où l'on veut, sortir et entrer par telle porte qu'on préfère », dit-il à Guiraud, étant encore au Conservatoire. Les harmonies « élargies » cessent, au-delà de certaines limites, d'intensifier des qualités spécifiquement tonales, pour ne plus représenter que des « blocs sonores ». La fonction de ces blocs se déplace alors vers le domaine du timbre, et c'est sous cette catégorie-là qu'on les perçoit, qu'on peut en rendre compte utilement. Comme les hauteurs, les intensités des sons contenus dans un bloc sont déterminantes de sa qualité globale. C'est la raison pour laquelle Debussy indique avec tant de précision chaque intensité et chaque nuance : il se soucie, autant que de leur rôle expressif, de leur fonction dans la constitution du timbre. Quant au timbre, il s'agit là d'une des dimensions les plus importantes du langage musical debussyste. Qu'elle soit fonction de la distribution des intensités et des rythmes au sein du phénomène sonore ou résultante d'alliages instrumentaux subtils et inédits, la couleur, infiniment riche et surtout mouvante, n'est pas un « revêtement », une qualité accessoire de la structure musicale, mais une dimension architectonique de plein droit, susceptible de prendre en charge de façon privilégiée le développement. L'inventaire et la structure des durées chez Debussy sont d'une richesse incomparable au regard de toute la musique européenne jusqu'alors. La fonction métrique de la barre de mesure tend ici à se dissoudre ; les durées, libérées de la « carrure » métrique, se développent, foisonnent librement. L'« étalon » rythmique n'est pas ici préfabriqué mais inventé, librement et diversement, il se confond avec la structure elle-même, pure de toute contrainte de symétrie : conception qui se découvre très tôt chez Debussy et culmine dans Jeux et les Études. Cette souplesse rythmique à laquelle contribuent aussi les valeurs dites irrationnelles (triolets, quintolets, etc.), ainsi que l'infinie mobilité du tempo sont des caractéristiques essentielles du temps musical chez Debussy. Les recherches rythmiques d'aujourd'hui s'en inspirent directement.

L'élaboration d'un langage propre

On peut considérer le premier cycle des Fêtes galantes (1881-82), sur des poèmes de Verlaine, comme inaugurant l'œuvre personnelle de Debussy. De ces mélodies, Mandoline est la plus connue. On y trouve sur le plan harmonique les germes du langage debussyste (parallélismes d'accords, étagement d'intervalles). La Damoiselle élue d'après D. G. Rossetti (1887-88) est, de la période romaine de Debussy, la meilleure œuvre. Y apparaissent certains procédés de récitatif, ou plutôt de déclamation chantée, qui préfigurent Pelléas, ainsi que la fine ciselure des lignes vocales, les harmonies en fondu enchaîné, les couleurs orchestrales en tons pastel. Si dans les Ariettes oubliées (1887-88), d'après Verlaine, la marque personnelle de Debussy s'affirme de plus en plus, dans les Cinq Poèmes de Baudelaire, la hantise de Wagner est contradictoirement présente. C'est dans cette lutte livrée à Wagner, dont le Jet d'eau constitue le point culminant, que l'œuvre puise sa tension. Avec le Quatuor à cordes (1893), Debussy parvient à se libérer de cette emprise ; ce seraient plutôt des réminiscences franckistes que l'on pourrait y trouver. Plus significatif et plus personnel est, ici, le ton de Debussy, volubile et changeant, qui revivifie le plan formel du quatuor. Un thème principal parcourt et unifie les quatre mouvements classiques.

   Le premier chef-d'œuvre incontesté de Debussy est le Prélude à l'après-midi d'un faune (1892-1894). Comme Mallarmé, son inspirateur, Debussy se révèle là poète moderne de la musique, inventeur de sa rythmique, de sa syntaxe, de sa rhétorique, de sa forme propres. Les incessantes fluctuations de l'harmonie (considérée sous l'aspect horizontal ou vertical), la richesse rythmique, la souplesse et la liberté du phrasé instaurent d'emblée une nouvelle « façon de parler » en musique. L'écriture instrumentale est d'un raffinement et d'une légèreté incomparables. Quant à la forme, si l'on peut y distinguer à l'analyse un plan traditionnel (exposition-développement-reprise-coda) très libre, à l'audition, en revanche, on ne perçoit qu'une continuité en constante transformation où les retours apparaissent comme des évocations, des souvenirs modifiés, non comme des reprises. « L'idée engendre la forme », écrit Paul Dukas au lendemain de la création, résumant ainsi, en une phrase, une des caractéristiques fondamentales de l'œuvre debussyste.

   Les Chansons de Bilitis (1897-98), sur des textes de Pierre Louýs, comprennent 3 mélodies : la Flûte de Pan, la Chevelure, le Tombeau des naïades. Dans leur ligne vocale se précise ce jeu infiniment habile entre récitatif et chant pur, qui fait la respiration de Pelléas, oscillant entre la domination de la prosodie et le chant pur. Debussy va écrire également une musique de scène autour de ces poèmes, qu'il transcrit en 1913 pour piano à 4 mains sous le titre Six Épigraphes antiques (Ernest Ansermet va transcrire cette partition pour grand orchestre). Les trois Nocturnes (1897-1899), inspirés par la peinture de Whistler, comprennent Nuages, Fêtes et Sirènes. Au grand orchestre, cette dernière pièce ajoute un chœur de femmes, chantant uniquement sur la voyelle « a ». Forme, harmonie, couleurs constituent une totalité admirablement homogène et profondément originale, et cela, dans la mesure même où Nuages fait entendre, pour les interpréter sur un mode purement debussyste, des souvenirs de Moussorgski. Les titres se réfèrent-ils à un programme ? Certainement pas ; il s'agit néanmoins, ici, d'un rapprochement singulier entre musique et peinture, sur lequel Debussy lui-même nous éclaire dans un texte important (écrit vraisemblablement pour la présentation du concert) : « Le titre Nocturnes veut prendre ici un sens plus général et surtout plus décoratif. Il ne s'agit donc pas de la forme habituelle du nocturne mais de tout ce que ce mot contient d'impressions et de lumières spéciales. Nuages : c'est l'aspect immuable du ciel avec la marche lente et mélancolique des nuages finissant dans une agonie de gris, doucement teintée de blanc. Fêtes : c'est le mouvement, le rythme dansant de l'atmosphère, avec des éclats de lumières brusques, [… ] de poussières lumineuses participant à un rythme total… » Impressions, poussières lumineuses, rythme total : autant de mots clés de la création moderne, plastique et musicale, d'une époque.

« Pelléas et Mélisande » : ni modèles, ni postérité véritable

Pelléas et Mélisande, de même que toute l'œuvre de Debussy est solitaire dans l'histoire musicale, est une œuvre isolée dans l'histoire de l'opéra moderne. Elle procède du récitatif mélodique. Plus proche du récitatif ancien (Renaissance, baroque) que du chant, le récitatif debussyste s'appuie sur la parole, souveraine conductrice. « Au théâtre de musique on chante trop », explique Debussy à son maître Guiraud, dès 1889. « Il faudrait chanter quand cela en vaut la peine, et réserver les accents pathétiques. Il doit y avoir des différences dans l'énergie de l'expression. Il est nécessaire par endroits de peindre en camaïeu et de se contenter d'une grisaille… Rien ne doit ralentir la marche du drame : tout développement musical que les mots n'appellent pas est une faute… » Toute l'esthétique de Pelléas est ici définie.

   Debussy ne modifie pas le texte de Maeterlinck. Les coupures qu'il y pratique n'entraînent pas la révision d'un déroulement dramatique, somme toute, traditionnel. Il y a « mise en musique » dans le plein sens du terme d'une pièce théâtrale choisie dans ce but et bien choisie : elle répond à l'esthétique et à la thématique de Debussy jusque dans les symboles qu'elle lui offre et qui lui sont chers, celui de l'eau, omniprésente, celui de la chevelure, etc. Le drame se déroule en 5 actes. L'argument en est relativement simple. Dans un pays hors du temps et de l'espace, Golaud, petit-fils du roi Arkel, a trouvé Mélisande perdue dans une forêt : « Je ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d'où elle vient. » Il l'épousera : mais son jeune frère Pelléas aimera Mélisande et son amour sera partagé. Golaud, dans une scène de jalousie, tuera Pelléas et torturera Mélisande pour tenter de lui arracher la « vérité ». Mais Mélisande mourra en emportant avec elle le secret de son amour.

   La caractérisation musicale s'exerce dans Pelléas à deux niveaux : celui de la scène ou tableau, celui du personnage. Celui-ci est caractérisé par un type thématique à la fois proche et différent des leitmotive wagnériens : ce thème est de nature infiniment labile, « volatile » ­ prêt à s'intégrer et à se « dissoudre » dans la trame mouvante, fugace, ailée. Au niveau de la scène ou tableau, en revanche, la caractérisation musicale apparaît beaucoup plus marquée, solide et volontaire : elle constitue un des facteurs essentiels de la force dramatique de l'œuvre. Chaque scène possède son caractère propre, grâce à une « qualité musicale intrinsèque », à sa couleur orchestrale, à l'harmonie, au tempo.

   On s'est arrêté pendant longtemps au symbolisme, quelque peu exsangue, du « contenu » théâtral, et au principe du récitatif qui régit l'œuvre sur le plan musical. Aujourd'hui qu'elle est mieux comprise et interprétée sur les deux plans, nous identifions dans la musique la source véritable et exclusive de sa force théâtrale : « C'est dans la mesure où la structure musicale ­ aussi bien vocale qu'instrumentale ­ y assume la pleine responsabilité scénique qu'aujourd'hui nous trouvons en Pelléas un chef-d'œuvre irremplaçable » (Boulez).