Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
A

allemand (la musique dans le domaine) (suite)

La Renaissance et la Réforme

L'invention de l'imprimerie musicale fut, au début du XVIe siècle, une étape essentielle dans l'histoire de la musique et, plus particulièrement, de la polyphonie. Au même moment, un autre événement contribua de façon déterminante à la création d'un art musical spécifiquement allemand : la Réforme de Luther (1483-1546), dont l'apport principal à la musique fut le choral*. Cet apport résulta de la volonté de Luther de faire chanter la prière par la foule des fidèles en langue vulgaire, non plus sur des hymnes latines, mais sur des chants allemands (quitte à faire des emprunts, en cas de nécessité, au chant grégorien ou à la chanson populaire). Poète et musicien lui-même, Luther fut un des principaux auteurs des paroles et de la musique ­ mélodies simples, faciles à chanter et à retenir ­ des chorals. Participèrent également à cette tâche Ludwig Senfl, Martin Agricola (1486-1556) et, surtout, Johann Walther (1496-1570). Il n'est pas exagéré de dire que la musique allemande commença avec Martin Luther, qui non seulement créa le choral, mais modela ainsi la spiritualité allemande, tout en réussissant l'alliance, si nécessaire, de la sensibilité populaire et de la science musicale. Par une démarche en quelque sorte inverse de celle qui lui avait donné naissance, le choral servit très vite de base à d'imposantes polyphonies vocales qui devaient culminer, dans la première moitié du XVIIIe siècle, avec les cantates de Bach. Depuis Luther, presque tous les musiciens d'église allemands ont utilisé le choral ­ un répertoire que tout le monde connaissait par cœur ! ­ comme matériau de leurs cantates et œuvres d'orgue. Mieux encore, du premier tiers du XVIe siècle au milieu du XVIIIe, la musique fut pour l'Allemagne luthérienne le seul mode d'activité artistique d'importance, alors que, durant la même période, après la disparition de Holbein l'Ancien (1524), de Dürer (1528) et de Cranach (1553), elle ne produisit plus de grands peintres, et seulement un petit nombre de poètes et d'écrivains.

   Dans le Sud, la situation évolua différemment. La Bavière et l'Autriche demeurèrent catholiques, et il est significatif que la chapelle ducale de Guillaume V à Munich ­ qui, à la fin du XVIe siècle, en partie grâce à l'or des Fugger, fut pour la musique allemande ce que la chapelle de l'empereur Maximilien Ier d'Autriche avait été vers l'an 1500 ­ ait eu longtemps à sa tête non un Allemand, mais l'ultime représentant de la grande lignée franco-flamande, Roland de Lassus (1532-1594). Le prédécesseur de Lassus à ce poste avait été Ludwig Senfl.

   Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, plusieurs maîtres s'efforcèrent de tirer une synthèse des enseignements de la Réforme, de Lassus et des courants nouveaux venus d'Italie, préparant ainsi la voie à Heinrich Schütz. Leonhard Lechner (v. 1553-1606) et Johannes Eccard (1553-1611) furent des élèves de Lassus. Gregor Aichinger (1564-1628) étudia auprès de Lassus et en Italie. Hans Leo Hassler (1564-1612), le premier grand musicien allemand à s'être formé en Italie, auprès d'Andrea Gabrieli, introduisit en Allemagne l'écriture polychorale vénitienne. Michael Prætorius (1571-1621) répandit en pays germanique l'autre grande innovation transalpine, les « concerts vocaux » avec voix solistes, chœurs et instruments obligés. Compositeur et théoricien, astronome, historien et latiniste, Sethus Calvisius (1556-1615) poursuivit pour sa part la synthèse de l'héritage de la Réforme avec l'humanisme, la pensée antique et surtout les idées de la Renaissance musicale italienne.

L'ère baroque, de Schütz à Bach

Avec Heinrich Schütz (1585-1672), l'Allemagne produisit le premier en date de ses très grands musiciens et l'un des trois ou quatre compositeurs essentiels du XVIIe siècle. Formé en Italie auprès de Giovanni Gabrieli, puis de Claudio Monteverdi, cet artiste incomparable, qu'on pourrait définir comme un musicien protestant (mais d'esprit œcuménique), humaniste, allemand et baroque, passa la plus grande partie de sa longue existence à la cour de Dresde. La grande tragédie de sa vie fut la guerre de Trente Ans. Avec sa production exclusivement sacrée, cet exégète admirable de l'Écriture sainte (il dépassa même Bach sur ce point) fixa définitivement en Allemagne, tout en poursuivant la tradition nationale du pays, le principe concertant, l'intégration des instruments « obligés » (en particulier des cuivres) aux œuvres vocales, le chant soliste, la basse continue et la traduction expressive des textes. Parmi ses contemporains dominent Samuel Scheidt (1587-1654), auteur de la Tabulatura nova ­ premier monument de l'orgue allemand ­, de musique sacrée et de danses instrumentales, et Johann Hermann Schein (1586-1630), prédécesseur de Bach à Saint-Thomas de Leipzig, influencé par l'Italie et par l'esprit du madrigal, et pionnier de la suite de danses. À l'intérieur de la carrière de Schütz s'inscrit celle d'Adam Krieger (1634-1666), le maître du lied au XVIIe siècle.

   Pour la musique d'orgue, absente du catalogue de Schütz, se dégagèrent progressivement dans l'Allemagne du XVIIe siècle deux grandes écoles, celle du Nord et celle du Sud, représentées respectivement par Dietrich Buxtehude (v. 1637-1707) et par Johann Pachelbel (1653-1706). Issue du Hollandais Sweelinck (1562-1621) ou de son élève Samuel Scheidt, l'école du Nord fut illustrée, outre Buxtehude (le plus grand compositeur allemand entre Schütz et Bach), par Franz Tunder (1614-1667), son prédécesseur immédiat à Sainte-Marie de Lübeck, Heinrich Scheidemann (v. 1596-1663), Johann Adam Reinken (1623-1722), Nikolaus Bruhns (1665-1697), Vincent Lübeck (1654-1740) et Georg Böhm (1661-1733), qui subit l'influence de la France. Ce fut une école « romantique », cultivant la surprise harmonique, la liberté rythmique et formelle. Comme celle du Nord, l'école du Sud aboutit finalement à Bach, qui devait réaliser la synthèse des deux. Caractérisée par une plus grande rigueur et une écriture plus serrée, moins portée vers les contrastes et la violence que vers la clarté de la forme, l'équilibre et la concision, l'école du Sud ne s'en appropria pas moins, fait capital, le choral protestant, naturellement étranger à l'Allemagne méridionale et à l'Autriche, toutes deux catholiques. Outre Pachelbel, né et mort à Nuremberg, les principaux représentants de cette école ­ qui vient de Girolamo Frescobaldi (1583-1643) et de son élève Johann Jacob Froberger (1616-1667) ­ furent Johann Caspar Kerll (1627-1693), organiste de la cathédrale Saint-Étienne à Vienne, et Georg Muffat (1653-1703).

   De tous ces compositeurs, la plupart ne se limitèrent pas à l'orgue. Buxtehude fut également important comme auteur de cantates ; Froberger destina toutes ses œuvres au clavier, mais sans jamais préciser s'il s'agissait d'un orgue, d'un clavecin ou d'un clavicorde ; il fut le véritable créateur de la suite de danses dans sa succession allemande-courante-sarabande-gigue. Quant à Muffat, il introduisit en Allemagne le style lullyste (ouverture à la française, suite de danses) et le concerto grosso à l'italienne. Dans les cours surtout, moins fortement dans les villes, les pays germaniques se trouvèrent soumis, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, à une forte influence musicale à la fois française et italienne, parfois à une véritable colonisation, face à laquelle les styles et les compositeurs « locaux » eurent du mal à s'imposer, mais qui eut aussi ses effets bénéfiques. Vers 1700, les pays germaniques étaient, en matière d'opéra, très en retard sur la France et l'Italie, et même sur l'Angleterre. Dès le milieu du XVIIe siècle, la cour de Vienne avait donné l'exemple en faisant représenter des opéras italiens de Cavalli et Cesti, coutume qui devait se poursuivre jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et, à la fin de sa vie, Schütz se plaignit de la présence à Dresde ­ ville qui devait devenir par la suite la capitale de l'italianisme musical en Allemagne ­ d'une troupe de mucisiens dirigée par le castrat italien Bontempi, maître de musique du prince héritier de Saxe. De Schütz, la Dafne (œuvre malheureusement perdue) était demeurée une expérience isolée (1627). C'est à Hambourg, ville qui joua pour l'opéra baroque allemand sensiblement le même rôle que Venise pour l'opéra italien, que fut créée, en 1678, la première scène lyrique publique d'Allemagne : cet Opéra du Marché-aux-Oies (Gänsemarktoper), inauguré avec une œuvre de Johann Theile (1646-1724), élève de Schütz, devait connaître une période glorieuse avec Johann Sigismund Kusser (1660-1727) et, surtout, avec son élève Reinhard Keiser (1674-1739), qui y accueillit le jeune Haendel. En 1725, Telemann y fit représenter son intermède bouffe Pimpinone, de huit ans antérieur à la fameuse Servante maîtresse de Pergolèse. Mais, à la mort de Keiser, l'opéra allemand était déjà en plein déclin face à l'opéra italien bientôt personnifié, dans les pays germaniques, par Johann Adolf Hasse (1699-1783).

   En musique instrumentale, malgré Johann Krieger (1649-1725), Johann Kuhnau (1660-1722) et surtout Johann Kaspar Ferdinand Fischer (1650-1746), le clavecin n'eut jamais en Allemagne, avant Bach, la même importance que l'orgue. Mais la musique de chambre ou d'orchestre, pratiquée par un Buxtehude par exemple, connut des heures de gloire avec Johann Rosenmüller (v. 1620-1684), Johann Pezel (1639-1694) et, surtout, avec l'Autrichien Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), le plus grand représentant de l'école de violon en Allemagne à l'époque baroque ; nul ne l'égala en ce domaine, ni son maître Johann Heinrich Schmelzer (v. 1630-1680) ni son continuateur Johann Georg Pisendel (1687-1755), auteur de concertos à la manière de Vivaldi.

   En Autriche, Johann Joseph Fux (1660-1741) succéda à une lignée d'Italiens lorsqu'il fut nommé, en 1715, maître de chapelle de la cour de Vienne. Avec l'Italien Antonio Caldara (1670-1736) ou encore Johann Georg Reutter (1708-1772), qui engagea le jeune Haydn à la maîtrise de la cathédrale Saint-Étienne, Fux personnifia le baroque musical sous l'empereur Charles VI. Sa célébrité lui vient aussi de son Gradus ad Parnassum, sans doute le plus remarquable traité de contrepoint jamais écrit.

   Georg Philipp Telemann (1681-1767), Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et Johann Sebastian Bach (1685-1750), ces deux derniers surtout, dominèrent la musique allemande ­ et, pour Bach, la musique européenne ­ de la première moitié du XVIIIe siècle. Des trois, Telemann fut de loin ­ avant de tomber, pour près de deux siècles, dans un oubli total ­ le plus célèbre en son temps. Nul plus que lui, sans doute, ne chercha à répondre aux exigences « contradictoires » de l'ancienne polyphonie et du nouveau style galant : d'où ses triomphes (passés et actuels), mais aussi ses limites. Haendel mena une carrière internationale. Après avoir connu l'Italie, il passa la plus grande partie de sa vie à Londres, où il chercha d'abord à imposer l'opéra italien, puis trouva sa véritable voie dans l'oratorio en langue anglaise. Bach au contraire ne quitta jamais l'Allemagne du Centre et du Nord. Lui aussi s'ouvrit aux suggestions françaises et italiennes, mais sa production, d'où l'opéra est absent, est totalement personnelle et profondément allemande. On voit aujourd'hui en Bach, non seulement l'aboutissement de tout ce qui l'avait précédé (il porta ces acquisitions à des sommets jamais atteints), mais le point de départ de toute l'évolution qui lui est postérieure. De son vivant, il ne fut pourtant pas toujours considéré comme une personnalité créatrice majeure.