Chopin (Frédéric) (suite)
La période de la maturité
Revenu de Londres, Chopin retrouve ses élèves et ses leçons. En octobre 1837, paraît le second cahier des Études op. 25, dédié à Marie d'Agoult. Il commence à travailler aux Préludes, où se retrouveront ses trois qualités essentielles : passion, lucidité, concision. C'est une fois de plus le tribut payé à Bach dont « la structure de l'œuvre, écrit-il, ressemble à ces figures géométriques parfaitement dessinées, dans lesquelles tout est à sa place, aucune ligne n'est de trop ». Compositions « d'un ordre tout à fait à part », notera Liszt, et qui, en dépit du titre, n'introduisent à rien d'autre qu'à un inventaire complet de toutes les incitations créatrices, de toutes les alternances qui construisent la personnalité de l'homme et du musicien.
En février 1838, Chopin joue devant Louis-Philippe et, le mois suivant, donne deux concerts à Rouen, le second, à l'appel d'Orlowski, au profit de ses compatriotes polonais. Ce qui lui vaut, de la part de Legouvé dans la Gazette musicale, des encouragements à se produire plus souvent en public. « Si, désormais, on se demande encore quel est le plus grand pianiste du monde, de Thalberg ou de Liszt, le monde répondra à ceux qui t'ont entendu : Chopin ! »
Autre signe de cette gloire « phénoménale », la visite que lui rend le virtuose qu'il a le plus admiré : Paganini.
Il ne quitte pas Paris, cet été-là. George vient le voir de Nohant. Finalement, elle brusque les choses : « Loin de moi les forts !… J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui s'est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. » Thème constamment repris par elle au cours de ses apologies successives. Leur liaison va durer neuf ans. Leur intimité peut-être seulement quelques mois.
À la recherche d'un climat doux pour l'hiver, ils choisissent Majorque. Ils y arrivent en pleine saison des pluies et vont s'installer, à trois lieues de Palma, à la chartreuse de Valdemosa. Chopin recommence à tousser. Dans ces immenses couloirs, il se croit poursuivi par des fantômes. Sur le piano envoyé par Pleyel, il travaille sans discontinuer et achève les Préludes qu'il expédie le 12 janvier 1839 à son ami et ancien condisciple de Varsovie, le pianiste Julian Fontana, qui lui servait, à cette époque, de secrétaire et de copiste. Il lui annonce l'envoi prochain d'une Ballade (la deuxième, qui sera dédiée à Schumann pour le remercier de lui avoir dédié ses Kreisleriana), de deux Polonaises (en la majeur et en do mineur), ainsi que du troisième Scherzo.
La Mazurka en « mi » mineur op. 41 no 2, les deux Nocturnes de l'opus 37 (sol mineur et sol majeur), enfin l'esquisse de la Sonate en « si » bémol mineur, dite Funèbre, appartiennent aussi à cette période.
Cernés par l'hostilité de la population, une atmosphère quelque peu fantasmatique et surtout un climat qui ne convient guère à un malade, ils quittent les lieux le 12 février. À Palma, Chopin a une hémoptysie. À Marseille, ils assistent au service religieux pour l'enterrement du célèbre ténor Adolphe Nourrit, qui s'est suicidé à Naples. Bref séjour à Gênes. Et, le 22 mai, c'est le départ pour Nohant.
La liaison de Chopin et de Sand aura désormais un caractère conjugal : stabilité, imperméabilité réciproque, récriminations et jalousies, mais accord implicite. Entre George et ses enfants, Maurice et Solange, Chopin aura l'illusion d'un foyer. Ces huit années correspondent à celles de sa maturité et c'est à Nohant, pendant ces longs étés, qu'il composera désormais. Pendant le premier été dans le Berry, il procède à la révision de l'édition française des œuvres complètes de Bach, achève la Sonate en « si » bémol mineur, les Nocturnes de l'opus 37 et les Mazurkas de l'opus 41.
Revenu à Paris, Chopin s'installe rue Tronchet. L'année suivante, il rejoindra George et les enfants rue Pigalle. Avec Moscheles, qu'il vient de rencontrer chez le banquier Léo, il est invité à jouer à Saint-Cloud devant la famille royale. Le salon de George voit se mêler artistes et gens du monde. Chopin continue à enseigner et travaille. Troisième Ballade op. 47, deux Nocturnes op. 48, la Tarentelle op. 43 pour ce morceau, s'est-il souvenu de Gênes ? Plutôt de Liszt et de Rossini.
Le 26 avril 1841, concert très brillant et mondain chez Pleyel. La chanteuse Pauline Viardot vient cet été-là à Nohant. Chopin se sent complètement assimilé à sa nouvelle famille. « Calme et serein, écrit-il, comme un bébé au maillot. »
Nouveau concert chez Pleyel, l'hiver suivant (février 1842), avec Pauline Viardot et Franchomme, qui bientôt remplacera Fontana, parti pour l'Amérique, dans ses fonctions de factotum. Le même soir que ce concert, meurt à Varsovie le vieux Zwyny. Deux mois plus tard, Jas Matuszinski, camarade d'enfance avec qui Chopin a longtemps cohabité, succombe à la suite d'hémoptysies répétées.
George se hâte d'emmener Chopin à Nohant où Delacroix fera un long séjour. Entre les deux hommes est née une profonde amitié. Mais si le musicien reste étranger au génie du peintre, fermé à toute discussion esthétique, Delacroix le situe d'emblée à la place que lui accordera la postérité. « C'est l'artiste le plus vrai que j'aie rencontré. »
Cette année 1842 voit naître la quatrième Ballade qui, évoluant vers la fantaisie, tendant vers le style polyphonique, est la plus dense, la plus prémonitoire : « géniale improvisation stylisée » où Cortot découvre « les accents précurseurs de l'impressionnisme ». Le quatrième Scherzo, également contemporain, tout de lumière et de poésie, semble faire éclater lui aussi le cadre que Chopin s'est fixé au départ.
Revenus à Paris, Sand et Chopin s'installent aux nos 5 et 9, square d'Orléans : « petite Athènes » où logent déjà Alexandre Dumas, Pauline Viardot et la comtesse Marliani. Tous n'ont qu'une cour à traverser pour se rendre les uns chez les autres. L'année 1843 voit paraître, éditées en 1844, trois Mazurkas op. 56, deux Nocturnes op. 55.
Nicolas Chopin meurt à Varsovie le 3 mai 1844, coup terrible pour Frédéric. Sa sœur Louise et son beau-frère viennent faire un séjour à Nohant. C'est l'année de la Sonate en « si » mineur op. 58 et de la Berceuse op. 57. Au contact des siens, Chopin a retrouvé des forces. Il continue de vivre sous la protection de George, qui, pour sauvegarder les apparences, a toujours affecté de jouer les gardes-malades.
« Une mystérieuse apothéose »
Sur le plan de la création, et alors qu'il approche de la fin, Chopin est déjà entré dans cette phase où, échappant à l'anxiété et aux fantasmes morbides, il se tourne paradoxalement vers la joie et la lumière méditerranéennes. Et c'est, l'année suivante (1845), la merveilleuse Barcarolle, qui unit au thème ondin le chant du timonier et le balancement des eaux du Switez. La brisure de l'accord initial dans un lumineux ruissellement annonce Debussy. « Le Nocturne tristanesque ne nous révélera pas d'élans plus passionnés, d'inflexions plus tendres… », note Cortot. Et Ravel de même, après avoir salué « le thème en tierces, souple et délicat, constamment revêtu d'harmonies éblouissantes », voit là « une mystérieuse apothéose ». Beaucoup plus que le testament d'une vie et d'une expérience créatrice, c'est une ouverture vers l'avenir.
Cette même liberté formelle qui fait sortir Chopin du cadre qu'il s'est fixé pour la ballade ou le scherzo en fait de toutes les formes utilisées par lui et déboucher sur la fantaisie, apparaît de même dans l'étonnante liberté (le titre indique bien cette évolution à partir de l'incitation rythmique originale) de la Polonaise-Fantaisie op. 61 en la bémol majeur terminée l'année suivante.
Durant cette année 1846, Chopin, qui depuis des années n'a rien écrit que pour le piano, revient à la musique de chambre avec la Sonate pour violoncelle et piano op. 65. Il compose aussi les deux Nocturnes de l'opus 62.
Son œuvre n'est pas tout à fait terminée, mais il a dit l'essentiel. Et bien au-delà de la « petite note bleue ». Il y aura encore, l'année suivante (1847), et presque comme un retour du passé, les trois Valses de l'opus 64, fixant la perfection du modèle ; les trois Mazurkas de l'opus 63. Il achèvera aussi les dix-sept Chants polonais op. 74, publiés après sa mort par Fontana. Encore une Valse en 1848, et, en 1849, la dernière Mazurka op. 68 no 4, œuvre ultime. Mais l'élan créateur est désormais cassé depuis sa rupture avec Sand (août 1847).
Faut-il en trouver la raison dans les démêlés autour du mariage de Solange avec le sculpteur Clésinger ? Ou bien dans des divergences de tempérament, accrues chez Sand alors qu'elle aborde sa phase militante et se tourne vers le socialisme ? Chopin a toujours fui, chez George, certains invités : Arago, Edgar Quinet, Louis Blanc. « Étranger à mes idées…, dira Sand, il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même. »
La mésentente des enfants de George a certainement précipité la rupture. L'été 1847, pour la première fois depuis Majorque, Chopin n'est pas invité à Nohant. Se brise cette illusion familiale qui lui est devenue nécessaire pour vivre et pour travailler.
Dernier concert parisien chez Pleyel le 16 février 1848. Une dernière fois, Chopin parvient à divulguer à ce public qui s'est arraché les billets « le mystère d'une exécution qui n'a pas d'analogue dans notre région terrestre » (Gazette musicale). La chute de Louis-Philippe empêche le second concert d'avoir lieu, le prive de ses élèves partis en province et, donc, de ses ressources.
Un voyage en Angleterre et en Écosse n'est qu'un recours désespéré qui ne peut que hâter sa fin. Les concerts sont épuisants pour lui, malgré l'accueil qu'il reçoit en général.
Il rentre à Paris le 24 novembre 1848. D'abord installé à Chaillot pour éviter l'épidémie de choléra, il admire de loin le panorama de la capitale. Défilé incessant d'amis et d'admiratrices. Il se décide à appeler sa sœur. Louise arrive le 8 août. On le transporte en septembre, au 12, place Vendôme, côté soleil. Il meurt le 17 octobre 1849.