Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
E

Espagne (suite)

Le Siècle d'or

Si l'école castillane, dominée par Tomas Luis de Victoria, semble la plus riche dans le domaine de la polyphonie sacrée, l'Andalousie pourrait la suivre de très près avec Francisco Guerrero (1528-1599) et surtout Cristobal Moralés (1500-1553), et même la Catalogne avec la famille des Flecha. Moralés, célèbre dans toute l'Europe pour la synthèse personnelle qu'il sut réaliser entre l'art des Flamands et les caractéristiques de la tradition espagnole, est certes l'un des premiers musiciens de son temps pour le sentiment religieux et le génie de l'expression, mais l'ardeur, la passion, le lyrisme visionnaire et presque romantique de Victoria (1548-1611) le situent sur un plan qu'aucun autre musicien d'Espagne ne pourra atteindre avant Albéniz et Falla. Symbole de l'esprit de mystique ascétique qui inspire la plupart des maîtres contemporains, il a uni à une fervente spiritualité une science audacieuse qui fait de son œuvre (messes, répons et motets, exclusivement d'inspiration religieuse) un monument dont la grandeur et l'importance ne sauraient être méconnues.

   De la même époque sont révélées les premières œuvres des organistes : Soto, Aguilera de Heredia, Tomas de Santa María et surtout Antonio de Cabezón, virtuose du contrepoint, qu'anime un ardent mysticisme (1510-1566). Ses tientos, ses versets, hymnes, diferencias et faux-bourdons sont l'œuvre d'un révolutionnaire audacieux en qui on pourrait voir un précurseur de Bach.

   La plupart des pièces d'orgue pouvaient, du reste, être jouées indifféremment au clavier, à la harpe ou à la vihuela, instrument de prédilection des reines d'Espagne et dont la brève carrière a donné lieu à des publications du plus haut intérêt : l'El Maestro de Luis Milán (1536), les six Livres del delfín de música de Luiz de Narvaez (1538), les trois livres de Música en cifra d'Alonso de Mudarra (1546), la Silva de Sirenas d'Enriquez de Valderrabano (1547), le Libro de música de vihuela de Diego Pisador (1552), etc. On y trouve les deux formes propres aux compositeurs espagnols de la Renaissance : le tiento en style d'imitation et analogue au ricercare italien (tiento évoque le tâtonnement de l'aveugle avec son bâton) et la diferencia, variation sur des mélodies ecclésiastiques ou des chansons dont les cancioneros offraient, depuis le dernier quart du XVe siècle, un précieux échantillon. Villancicos nés des antiques romances et ensaladas, sorte de quodlibets où voisinent le comique et le tragique, en constituent la plus grande partie. C'est, dans cette dernière spécialité, le triomphe de l'école catalane (les deux Vila, les deux Flecha, Carceres, etc.) alors que les Andalous sont restés fidèles à la villanelle et à la romance (Cancionero de la Casa de Medinaceli).

   Le XVIe siècle est enfin celui qui voit s'épanouir la danse de cour (pavane, gaillarde, sarabande, danse de la hacha, etc.) avec violes, vihuelas et tambourins.

Le « désert musical »

Si l'influence italienne se manifeste, au siècle suivant, dans les différents domaines de la musique, il s'en faut de beaucoup qu'elle soit décisive. C'est notamment l'époque où écrivains et dramaturges tentent dans leurs ouvrages soit l'alternance du parlé et du chanté, soit la fusion de la parole et de la musique d'où va naître l'opéra. La première réalisation de ce genre essentiellement nouveau a pour auteur Lope de Vega (La Selva sin amor, 1629) assisté d'un compositeur inconnu et c'est, avec Calderón de la Barca, le début de la zarzuela (El Jardín de Falerina, 1648) où le texte comporte un certain nombre d'airs chantés. Le même Calderón de la Barca, avec le compositeur Juan Hidalgo, donne dans La Púrpura de la rosa (1660) ce qu'on peut considérer comme le plus ancien opéra espagnol et si le style italien a quelque influence sur la syntaxe des parties vocales, l'introduction de rythmes spécifiquement ibériques (séguedilles) ne laisse aucun doute sur l'ambition des auteurs. Ces spectacles destinés à la cour ne manquent ni de noblesse ni de sévérité. C'est un siècle plus tard environ que la zarzuela se cantonne dans un climat populaire qui lui conserve son audience jusqu'à nos jours.

   Ce rôle de pionnier que les auteurs dramatiques ont dans la naissance du théâtre lyrique en Espagne ne semble cependant pas avoir suscité de vocations impérieuses chez les compositeurs. Aucun grand nom au cours de cette période que certains historiens évoquent comme un « désert musical ». Aucune autre personnalité importante dans le domaine instrumental où la guitare, détrônant la vihuela, commence sa prestigieuse carrière, où le style national des œuvres pour harpe et clavicorde vit sur la lancée du siècle précédent, où la musique religieuse elle-même marque le pas malgré la présence à Montserrat d'un Juan Cererols (mort en 1676) dont les villancicos (cantates en langue vulgaire) ont une audience considérable. Seule la littérature d'orgue conserve ses privilèges avec des maîtres de grand talent comme l'Andalou Francisco Correa de Arauxo (1576 ?-1654) et le Valencien Juan Cabanillas (1644-1712) dont les passacailles, folias et gallardas consacrent des rythmes autochtones qui rayonnent alors sur l'Europe entière, à côté de tientos audacieux et de toccate pleines de fantaisie.

   La vague d'italianisme qui se manifeste au XVIIe siècle va se poursuivre pendant la première moitié du siècle suivant, en dépit de l'influence française fatalement subie par la culture espagnole depuis l'avènement des Bourbons. Que ce soit à Madrid ou à Barcelone, l'opéra est aux mains des Italiens ou des Espagnols italianisants et la zarzuela elle-même a du mal à échapper à ses thèmes conventionnels pour se référer aux traditions nationales et aux rythmes du terroir. C'est alors qu'en réaction la seconde moitié du siècle voit naître la tonadilla, petite scène lyrique d'accent populaire et conçue, à l'origine, comme intermède d'un spectacle sérieux. Mais son existence est brève et son principal mérite est d'ouvrir la voie à la zarzuela romantique, nouveau refuge de la tradition espagnole face aux influences étrangères.

   Il va de soi qu'un tel climat est peu favorable à la résurrection de la musique religieuse, représentée alors par une seule personnalité de classe, le Catalan Francisco Valls (1665-1747). L'orgue lui-même, servi par des artisans consciencieux mais sans génie, n'a pas renouvelé son répertoire et seule la musique instrumentale connaît un essor appréciable grâce à la présence en Espagne de l'illustre Domenico Scarlatti. Intéressé par l'élément populaire et les rythmes andalous qui viennent de franchir les limites de leur province (polos, séguedilles, fandangos), le Napolitain n'hésite pas à les intégrer dans ses Esercizi pour clavecin et son influence est très grande en Espagne et au Portugal. Elle se rencontre au premier chef chez le plus grand maître ibérique de sa génération, le Padre Antonio Soler (1729-1783) dont l'œuvre immense (plus de 200 sonates, des concertos, 130 villancicos et 500 compositions religieuses) a de curieuses résonances romantiques.

Le renouveau

Ce que les virtuoses italiens ont escompté de leur pénétration en Espagne ne trouve donc aucun écho satisfaisant. La vocation du compositeur ibérique attaché au fil conducteur de la mélodie populaire résiste à toute sollicitation qui le conduirait à trahir sa tradition, et pendant près de cent ans, aucune voix ne s'élève avec assez d'autorité pour affirmer la permanence d'un courant digne de l'âge d'or. Du reste, l'opéra italien ne connaît pas que des triomphes. Dès 1770, la nouvelle zarzuela, due à Ramón de la Cruz et Antonio Rodriguez de Hita et apparentée à l'opéra-comique français, s'impose symboliquement comme le bastion du génie national, pendant que la tonadilla, qui évolue alors dans un sens de plus en plus voisin de l'intermezzo napolitain, y signe son arrêt de mort. L'audience considérable que Rossini, Bellini, puis Verdi rencontrent au cours du siècle se heurte sans cesse à cette maintenance frivole et souvent triviale qui a retenu les leçons de la tonadilla primitive et qui a oublié son cortège de héros et de dieux au bénéfice des tableaux de mœurs s'inspirant de la vie populaire, avec humour et sensibilité. Le folklore, signe distinctif du genre, y tient une place très importante. Manuel García (1775-1832), père de la célèbre Malibran et qui est lui-même chanteur et compositeur, connaît de grands succès avec ses 18 « opéras espagnols » plus ou moins proches de la zarzuela et qu'il oppose à ses 21 « opéras italiens » et ses 8 « opéras français ». Ce qui confirme, par ailleurs, l'éclectisme de certains musiciens du temps, habiles à passer d'un genre à l'autre (Ramón Carnicer ou Juan Arrieta).

   Après un demi-siècle de tâtonnements, auxquels le public ne ménage jamais ses encouragements, la zarzuela doit sa consécration à Francisco Barbieri (1823-1894) qui en signe 80 et ouvre la route à une cohorte de « zarzueleros » dont la renommée est immense : Caballero, Bretón, Chueca, Chapí, Luna, Vives, etc. C'est de leur art que pourtant se réclament un Albéniz et un Falla, au moment où l'influence de Richard Wagner tend à supplanter celle des maîtres italiens auprès des compositeurs toujours préoccupés par la création d'un opéra national.

   Le XIXe siècle, ère de la symphonie romantique et des virtuoses sillonnant le monde à la manière de Liszt, a peu d'écho en Espagne : s'il n'était pas mort prématurément, nul doute que Juan Crisóstomo de Arriaga (1806-1826) eût bouleversé l'histoire musicale de son pays, étant donné la personnalité qu'on perçoit dans sa symphonie, ses trois quatuors et son Stabat Mater. Mais ni la musique de chambre ni le grand orchestre, dans les formes consacrées depuis Haydn et Beethoven, n'ont d'adeptes avant le XXe siècle, malgré la création d'associations de concert et la diffusion des chefs-d'œuvre romantiques. En revanche, le culte du virtuose y trouve un élément privilégié en la personne de Fernando Sor (1788-1839), premier guitariste appelé à une carrière internationale et, vers la fin du siècle, avec les violonistes Jesus de Monasterio, Enrique Arbos et Pablo de Sarasate. Plus près de nous, le violoncelliste Pablo Casals et le guitariste Andrès Segovia.

   Le réveil des nationalités et la prise de conscience que l'Espagne a de son génie musical à travers les pages qu'elle a suggérées à Liszt, Glinka, Bizet, Lalo et Chabrier sont sans doute à l'origine du manifeste Por nuestra música que Felipe Pedrell (1841-1922) écrit en 1891 en faveur de la « tradition généalogique ». Cet art d'inspiration nationale qu'il préconise et pour lequel il prêche l'exemple (dans ses opéras et sa trilogie sur les Pyrénées) doit s'épanouir grâce à la personnalité de trois de ses disciples, capables d'offrir à leur pays un nouveau siècle d'or : Isaac Albéniz (1860-1909), Enrique Granados (1867-1916) et Manuel de Falla (1876-1946). « Purifié musicalement et ennobli moralement », le généreux folklore est omniprésent dans l'Iberia du premier comme dans les Goyescas du deuxième et si la nature de Falla le conduit à évoluer vers un ascétisme mystique, c'est pour réaliser une sorte de synthèse de l'âme espagnole à travers son plus glorieux passé, de Victoria et Cabezón à Antonio Soler. Les séductions mélodico-rythmiques du Tricorne et de l'Amour sorcier cèdent alors le pas au dépouillement du concerto pour clavecin et à la transparence irréelle de l'Atlantide.

   Également attachés aux références régionalistes, Joaquín Turina, Oscar Espla, Joaquín Nin et, plus près de nous, Xavier Montsalvatge et Joaquín Rodrigo, auteur du célèbre Concerto d'Aranjuez, continuent d'exploiter une veine où le « gitan » le dispute au « mauresque » et au « goyesque », avec une vie et un éclat incomparables.

   En réaction, un Salvador Bacarisse (1898-1963) et un Federico Mompou (1893-1987) refusent d'être considérés comme des musiciens folkloristes et la plupart des compositeurs de la jeune génération, séduits par les techniques nouvelles, n'opposent plus de résistance aux modes et aux influences venues de l'étranger pour donner à leur œuvre un accent universel dans la tendance postsérielle, succédant à la tendance postimpressionniste qui a encore des adeptes lors de la création du groupe des Huit (1930), réunissant Gustavo Pittaluga, Rodolfo et Ernesto Halffter, Juan José Mantecón, Salvador Bacarisse, Rosa Garciá Ascot et Julian Bautista.

   Après Roverto Gerhard (1896-1970), élève de Schönberg, aîné des dodécaphonistes espagnols, émigré en Angleterre, Cristobal Halffter (1930) et Luis de Pablo (1930) sont aujourd'hui les figures de proue d'une avant-garde aux moyens originaux et variés ­ un studio de musique électronique a été créé par le groupe Alea sous l'impulsion de Luis de Pablo. Augustín Bertomeu (1919), Juan Hidalgo (1927), influencé par John Cage, Ramón Barce (1928), traducteur des écrits de Schönberg, Carmelo A. Bernaola (1929), Augustín Gonzales Acilu (1929), Joan Guinjoan (1931), également chef d'orchestre de musique contemporaine, Gonzalo de Olavide (1934), qui réside à Genève, Claudio Prieto (1934), Jordi Cervello (1935), Angel Oliver (1937), Josep Lluis Berenguer (1940), auteur d'un ouvrage sur la musique électro-accoustique, Francisco Otero (1940), qui réside en Allemagne, Jesus Villa Rojo (1940), également clarinettiste de renom, Thomas Marco (1942), David Padros (1942), Felix Ibarrondo (1943), installé en France, et, comme représentants de la jeune génération, Francisco Guerrero (1951), Alfredo Aracil (1954), José Ramón Encinar (1954) et Enrique Macias (1958).

   On notera avec surprise qu'un pays ayant donné à l'art lyrique tant de voix illustres (les deux filles de Manuel García, la Malibran et Pauline Viardot ; plus près de nous, María Barrientos, Conchita Supervía et Miguel Fleta) et étant aujourd'hui à la tête de l'école mondiale du chant (Victoria de los Angeles, Montserrat Caballe, Placido Domingo, Alfredo Kraus, José Carreras, etc.) n'ait jamais inspiré un opéra capable de franchir les limites de ses frontières. Les essais de ses plus grands maîtres, Pepita Jimenez, Merlin ou Henri Clifford d'Albéniz, María del Carmen de Granados et la Vie brève de Falla, n'ont rien de significatif et la liste de partitions éphémères que d'habiles artisans ont signées dans l'optique wagnérienne ou straussienne (Conrado del Campo, James Pahissa, Eduardo Toldra, Xavier Montsalvatge, etc.) ne saurait s'imposer davantage.