Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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romantisme

Dans l'histoire de la musique occidentale, on a coutume de parler de période « romantique » pour les deux premiers tiers du XIXe siècle, et de qualifier de romantisme le courant musical qui s'est alors développé, comme il y eut un romantisme littéraire, pictural, etc. On y trouve évidemment bien des traits propres au romantisme en général : mise en valeur de l'expression individuelle, référence à un Moyen Âge redécouvert (et plus ou moins mythique) et à l'identité nationale, thèmes humanistes et révolutionnaires, etc. Les grands compositeurs considérés comme romantiques par excellence sont Weber, Schubert, Liszt, Schumann, Chopin, Wagner, et même Mendelssohn pour une partie de son inspiration, puisque ce dernier, comme plus tard Brahms, se réfère à un néoclassicisme qui s'affirma en même temps que le romantisme, avec ou contre lui.

   Le père des romantiques en musique est Beethoven, même si l'on trouve déjà chez Mozart, Haydn, et dans le courant Sturm und Drang de la fin du XVIIIe siècle, un début d'exacerbation de l'expression individuelle des sentiments par la musique. Car si la musique baroque et classique connaissait déjà le pathétique et l'expression, c'est le romantisme, et avant lui le Sturm und Drang, qui introduisit cette dimension individuelle de l'expression, référée à un « Je », un Moi qui est l'auteur, auquel s'identifie l'auditeur. On dirait aujourd'hui que le romantisme se développa sous le signe de la « politique des auteurs », et le héros de référence du romantisme, parangon du compositeur romantique, ce fut bien Ludwig van Beethoven, avec sa destinée tragique, sa pensée progressiste, et l'affirmation résolue de son génie créateur. On se bornera ici à relever quelques traits propres au romantisme dans la musique.

Les hauts lieux

Au XVIIIe siècle, s'il y a une patrie de la musique, et plus particulièrement de la musique lyrique, c'est bien l'Italie.Avec la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe et avec le développement des genres symphoniques et instrumentaux, l'Allemagne supplante l'Italie. L'installation du romantisme musical en Allemagne est plus ou moins liée à la prise de conscience par les Allemands de leur identité nationale, cimentée par l'opposition à Napoléon. Romantisme musical devient synonyme de musique allemande ou autrichienne ; en France, Berlioz est une grandiose et unique exception de figure de musicien romantique, d'ailleurs reconnu comme tel par ses confrères germaniques, Mendelssohn, Schumann, Liszt, Wagner. Quant aux Italiens, c'est sur la scène, dans les genres dramatiques, qu'ils vont reconquérir une certaine suprématie localisée dans l'opéra, mais perdue dans les autres genres.

L'influence de la littérature

La littérature est l'art de référence du romantisme musical (inversement, et par une sorte de revanche ironique, le symbolisme littéraire de la fin du siècle prendra la musique comme modèle absolu d'inspiration, voir Mallarmé face à Wagner). Selon leurs propres dires, Berlioz, Liszt ou Wagner ont été autant, voire plus inspirés dans leur création musicale par leurs lectures de Shakespeare, Virgile, Byron, le Tasse, Goethe, Hoffmann, que par les génies musicaux du passé. À l'inverse, on ne trouve guère de traces chez les compositeurs classiques ou baroques d'un enthousiasme créateur déclenché par des lectures.

   Il ne s'agit pas seulement de faire exprimer par la musique des sentiments, mais aussi des idées, et même des mythes : le mythe de Faust, recréé dans les lettres par Goethe et Lenau, est le mythe clé du romantisme, puisqu'il traite de l'individu dans son destin face au reste du monde, et la plupart des musiciens romantiques, Schubert, Spohr, Berlioz, Liszt, Wagner, etc., l'ont abordé dans leurs œuvres. Quant à Shakespeare, il est de loin l'auteur le plus cité, celui qui a inspiré le plus d'œuvres aux musiciens de ce XIXe siècle.

De nouvelles formes musicales

On associe souvent, non sans raison, le développement du romantisme à la mise en vedette et au perfectionnement du piano comme instrument-confident, instrument-reflet du compositeur, et aussi instrument-orchestre, manié par un seul individu. Mozart, Haydn, et surtout Beethoven, avaient ouvert la voie dans ce sens, mais c'est au XIXe siècle que le piano devient l'instrument romantique par excellence, et que l'on invente le récital de soliste, qui est d'abord le récital de piano (jusqu'alors, les programmes des concerts mêlaient toujours aux pièces pour solistes des pièces avec petits ensembles, formations de chambre, chanteurs, etc.).

   Dans le même sens, apparaissent des genres instrumentaux nouveaux, comme le poème symphonique, en tant qu'expression d'idées et de sensations puisées essentiellement dans la littérature (plutôt que comme genre imitatif) ; on voit aussi le concerto de soliste, comme opposition de l'individu à la collectivité, prendre une grande extension, chercher à lutter en ampleur et en ambition avec la symphonie, mais sans jamais retrouver l'équilibre miraculeux que lui a donné Mozart (CONCERTO).

   Du point de vue musical, on a accusé le romantisme de dissoudre la forme dans des épanchements incontrôlés. Mais en même temps, celui-ci a inventé des formes nouvelles, asymétriques, individuelles. Des romantiques purs comme Schumann ou Liszt attachaient une grande importance à la densité de la forme et à son renouvellement ­ tout comme leur « père » Beethoven.

   Un nouveau principe musical, plus ou moins latent dans la musique occidentale depuis longtemps, apparaît également avec le romantisme, c'est le leitmotiv, bref motif conducteur non fermé par une cadence obligatoire (par opposition au thème, qui se ferme sur lui-même, et qui demande une certaine durée), et considéré comme porteur d'une idée, d'un concept, d'une identité : c'est en ce sens qu'il est développé par Berlioz, Liszt, et même Schumann, mais systématiquement dégagé et utilisé par Wagner, qui l'érige en base de son système. En tant que motif non fermé, le leitmotiv amène aux formes continues, qui ne sont pas ponctuées, à intervalles fréquents, de cadences parfaites. En tant que principe actif et autonome, le leitmotiv est une sorte de microthème individualisé qui dit « moi je… », beaucoup plus que le thème traditionnel, lequel reste assujetti à la carrure et à une courbe prédessinée qui le mène à sa mort cadencielle.

   C'est également avec le romantisme que l'œuvre musicale tend de plus en plus souvent à être unique, irrépétable, et non pas un échantillon dans une longue série d'œuvres taillées sur le même patron. On n'écrit plus les concertos ou les quatuors par quatre ou par six, mais on fait, par exemple, une sonate pour piano conçue sur un modèle unique (Liszt), ou un cycle unique de vingt-quatre préludes (Chopin). L'œuvre se veut souvent plus longue, dense, méditée, elle demande plus de travail, et le catalogue du compositeur, à quelques exceptions près (Liszt), comprend souvent quatre ou cinq fois moins d'opus qu'au siècle précédent. C'est aussi que les conditions de l'offre et de la demande musicale ont changé. Il subsiste toujours une grosse production commerciale de littérature musicale pour salons (romances, pièces pour piano), mais rares sont les grands romantiques (à part Schubert et, à moindre titre, Liszt) qui y ont sacrifié.

La réaction néoclassique

En réaction contre les tendances « dissolvantes » du romantisme par rapport à la pureté et à l'autonomie de la musique est née, au sein même du romantisme, et des conditions mêmes qui l'ont suscité, une réaction néoclassique ­ illustrée par Mendelssohn, quelques œuvres de Schumann, et plus tard par Brahms, ainsi que par les écrits de Hanslick. Il ne faut pas oublier que ce sont les musiciens romantiques eux-mêmes qui se sont tournés vers leur passé musical, en remontant plus loin que la période galante et classique, pour ressusciter Bach, et plus loin encore, Palestrina. Cette réaction néoclassique se donne pour programme de faire une musique basée sur la forme, la composition en soi, non porteuse d'idées extrinsèques. Elle remet en honneur la dimension horizontale, contrapuntique, apollinienne de la musique, alors que le romantisme, essentiellement expressif, privilégie l'harmonie, la mélodie accompagnée, la dimension verticale de l'accord ou de la masse instrumentale.

   Même si on a méconnu que le romantisme était aussi un grand inventeur de formes, et que les musiques romantiques n'étaient rien moins qu'invertébrées, il reste que ce courant fut déstabilisateur, qu'il engagea la musique dans une dynamique d'expansion, d'exagération (des proportions, de la forme, de l'effectif orchestral, de l'ambition), avec une exploitation systématique de l'entorse aux règles (utilisation dramatique de la dissonance, dilution de la forme classique carrée et compartimentée dans une forme continue), qui ne pouvait mener qu'à des réactions, des renversements, des extrêmes…

   À maints égards, on peut dire que nous ne sommes pas sortis du romantisme, que nous en vivons encore les effets, notamment du point de vue du statut du compositeur, toujours défini par la « politique des auteurs » : la classe musicale attend toujours son Sauveur qui viendra la régénérer (Pierre Boulez a été, malgré lui, investi de cette mission), elle attend toujours des génies individuels, et un créateur comme Stockhausen, un des plus populaires dans la musique d'aujourd'hui, agit et compose en romantique, et se trouve reconnu et fêté par les autres comme peut l'être un compositeur romantique.

   La réaction néoclassique du début du XXe siècle vers une musique plus « objective » ou une « Gebrauch-Musik », se voulant plus proche d'un rapport quotidien, familier, dépassionné à la musique (Hindemith), n'a pas pu grand-chose à cette tendance et n'a rien changé à l'état d'esprit romantique : c'est que le statut social, matériel, idéologique de l'auteur de musique a irrémédiablement changé, même si souvent l'État, les institutions ou les fondations tiennent aujourd'hui la place que tenaient autrefois les mécènes. Ceux-là mêmes qui en appellent à une musique fondue dans la société, répandue dans la vie, de plain-pied, sont les premiers, en cas de difficultés, à se comporter en génies méconnus.