Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Russie (suite)

La musique « soviétique »

Nul mieux que Prokofiev n'assura le lien entre les deux époques et les deux régimes de la Russie du XXe siècle, mettant ainsi en évidence, par-delà les vicissitudes politiques, la profonde continuité de la musique de ce pays. Cela dit, au lendemain de la révolution d'Octobre, la situation était assez défavorable dans la mesure où Stravinski et Prokofiev se trouvaient à l'étranger, et où ne restaient en place que des maîtres consacrés, plus âgés et moins « avancés » qu'eux comme Glazounov, Ippolitov-Ivanov, Reinhold Glière (1875-1956) ou Nikolaï Miaskovski (1881-1950). Dès 1922, un « avant-gardiste » comme Arthur Lourié (1892-1966) dut se résoudre à l'émigration. On redécouvre aujourd'hui d'autres noms qui ont eu leur époque de gloire dans les années 1920, avant d'être occultés par le totalitarisme culturel : Nikolai Roslavetz (1880-1944), ou encore Alexandre Mossolov (1900-1973), célèbre pour sa pièce constructiviste les Fonderies d'acier (1926). On peut citer dans ce contexte Galina Ustvolskaya (1919).

   Au début, on eut d'une part les manifestations de l'Association russe de musiciens prolétaires qui, ayant interprété maladroitement les impératifs de l'actualité, et sous prétexte de se rapprocher des « masses », cultivait un simplisme primaire, et d'autre part, celles de l'Association de musique contemporaine, dont les adhérents ne juraient que par Schönberg, Berg, Hindemith ou Darius Milhaud. Dans un cas comme dans l'autre, la « tradition » était brisée.

Chostakovitch

C'est dans ce contexte que surgit Dmitri Chostakovitch (1906-1975), premier compositeur important n'ayant œuvré que sous le régime soviétique, et seul compositeur de son pays à avoir acquis, depuis la révolution, une renommée internationale certaine. Personnalité complexe et tourmentée, il fut à la fois un artiste officiel soucieux de toucher le plus grand nombre possible d'auditeurs, et un rebelle plus ou moins non conformiste dont la carrière n'alla pas sans crises graves ni sans heurts avec les autorités. Ses premières œuvres, dont l'opéra le Nez, d'après Gogol, le montrent sous l'influence des contemporains les plus avancés, comme Alban Berg.

   Mais son opéra Lady Macbeth de Mtsensk (1934), puis sa 4e symphonie (1936), retirée après une seule répétition, lui valurent de violentes critiques des milieux dirigeants. Leurs faveurs lui revinrent avec la 5e symphonie (1937), une de ses plus connues, et davantage encore avec la 7e dite Leningrad, écrite en 1941 dans la ville assiégée. Or on peut prétendre que les symphonies « abstraites » (nos 4, 6, 8, 10) surpassent d'assez haut celles tentant de célébrer des aspects de la vie politique de l'U. R. S. S. (nos 3, 7, 11, 12).

   En 1960, Chostakovitch donna, sous le titre de Katerina Izmailova, une version nouvelle de Lady Macbeth : on put alors se convaincre qu'il s'agissait d'une de ses meilleures œuvres. Il en va de même de la plupart de ses quinze quatuors à cordes, ainsi que de l'admirable 14e symphonie (1969), sorte de requiem profane. Cette partition est de celles qui obligent à reconsidérer le stéréotype du « musicien soviétique officiel », et à voir en Chostakovitch un artiste ayant réussi à retrouver, sur le tard, l'indépendance d'esprit et même les audaces qui l'avaient rendu célèbre à vingt ans. Dans la musique du XXe siècle, il a sa place assurée.

Autour de Chostakovitch

Après Chostakovitch, le musicien soviétique le plus célèbre à l'étranger fut sans doute Aram Khatchatourian (1903-1978), originaire d'Arménie, et qui puisa largement dans le folklore caucasien ayant bercé son enfance. Il a écrit des concertos et des symphonies, mais c'est sur ses deux grands ballets, Gayaneh (dont est extraite la fameuse Danse du sabre) et Spartacus, que sa réputation repose le plus solidement. De Dmitri Kabalevski (1904-1986), le chef-d'œuvre est l'opéra Colas Breugnon, dont on entend parfois l'ouverture au concert. Nikolaï Miaskovski (1881-1950), professeur au conservatoire de Moscou de 1921 à sa mort, a écrit 27 symphonies, Vissarion Chebaline (1902-1963) a donné en 1955 une Mégère apprivoisée, et Iouri Chaporine (1887-1966) s'est fait un nom comme auteur de l'opéra les Décembristes, au sujet évoquant la révolte de 1825.

   Une première version était prête dans les années 1930, une version définitive fut donnée en 1953. De cet ouvrage, on a pu dire qu'il représentait « une synthèse curieusement satisfaisante de deux incompatibles, Moussorgski et Tchaïkovski ».

   Représentèrent fidèlement l'art engagé, et le « réalisme socialiste », parmi les cadets de Chostakovitch, un Tikhon Khrennikov (1913), auteur de l'opéra la Mère, d'après Gorki (1957), un Andreï Echpaï (1925), un Rodion Chtchedrine (1932), à la carrière météorique, et dont l'opéra Pas seulement l'amour (1961) décrit la vie dans une ferme collective, et surtout Gheorghi Iouri Sviridov (1915), titulaire en 1960 du prix Lénine pour son Oratorio pathétique sur des paroles de Maïakovski, composé l'année précédente ainsi que de nombreuses œuvres chorales. Les deux Arméniens Edvard Mirzoian et Arno Babadjanian (1921) marchèrent plutôt sur les traces de Khatchatourian.

La jeune génération et les problèmes de l'avant-garde

Dans les années 60, avec le « dégel », on assista aussi bien à la naissance d'œuvres dont le « contenu » n'aurait pas été pensable auparavant qu'à une prise de conscience, chez certains, des apports de l'avant-garde occidentale. Une des premières manifestations importantes de ce renouveau fut la création à Moscou, en décembre 1962, de la 13e symphonie de Chostakovitch, sur des poèmes d'Evtouchenko.

   Quant à l'avant-garde proprement dite, son porte-parole le plus connu est Edisson Denissov (1929), qui, après avoir travaillé avec Chebaline et composé dans le style de Chostakovitch, a évolué en direction de Stravinski et même de Boulez et Nono, adoptant notamment divers procédés sériels et aléatoires. On peut citer également Nikolai Karetnikov (1930-1994), auteur de l'opéra Till Eulenspiegel, Sofia Goubaïdoulina (1931), Sergueï Slonimski (1932), Andreï Volkonski (1933) et Alfred Schnittke (1934), maître dans l'art de « collages » adaptant des pastiches du classicisme viennois à la musique contemporaine et auteur de monumentales symphonies, Valentin Silvestrov (1937), Boris Tichtchenko (1939), et un groupe apparu dans ce qui était alors la République soviétique d'Estonie avec Kheïno Iourissalou (Jurisalu), Iaan Riaets (Rääts), Giya Kancheli et Arvo Piart (Pärt), nés respectivement en 1930, en 1932 et (les deux derniers) en 1935. Depuis 1980, Arvo Pärt est établi à Vienne. Il est peu probable que l'un quelconque de ces jeunes compositeurs oriente de façon authentique vers l'atonalité une musique russe dont l'évolution naturelle en ce sens semble avoir été coupée net par la mort prématurée de Scriabine en 1915.

   Parmi les derniers venus, on peut relever les noms de Viatseslav Petrovitch Artiomov (1940), Vladislav Alexevitch Schout (1941), Vladimir Ivanovitch Martinov (1946), Victor Alexevitch Ekimovski (1947), Vassili Pavlovitch Lobanov (1947), Dmitri Nicolaïevitch Smirnov (1948), et Elena Firsova (1950).