Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Wolf (Hugo) (suite)

Le lied : une production volcanique

L'échec de Penthésilée, conséquence directe des prises de position de son auteur en faveur des « musiciens de l'avenir » contre le formalisme qui règne en maître à Vienne sous la férule de Brahms et de Hanslick, a donc sonné le glas de l'ambition de symphoniste de Hugo Wolf ­ qui d'ailleurs abandonnera dès l'année suivante (1887) sa chronique au Wiener Salonblatt. Après être retourné momentanément à la musique de chambre avec l'Intermezzo en mi bémol (1886) puis surtout la célèbre Sérénade italienne (mai 1887, instrumentée en 1892), Wolf a la joie de voir paraître ses premiers cahiers de lieder imprimés, qui rencontrent un succès immédiat (1887). Ceci explique la véritable explosion à laquelle on assiste dès l'année 1888, où voient le jour près d'une centaine de lieder géniaux, répartis en trois grands recueils sur des vers respectivement de Mörike (53), d'Eichendorff (13), de Goethe (25). Et les deux années suivantes voient la poursuite du même effort, selon un rythme il est vrai moins soutenu, avec un second ensemble de vingt-six poèmes de Goethe, puis, entre octobre 1889 et avril 1890, le Spanisches Liederbuch (en deux volets également). Celui-ci sera lui-même suivi du premier des deux recueils de l'Italienisches Liederbuch, créé en deux étapes, à un an de distance, fin 1890 et fin 1891.

   Les intervalles représentent autant de silences douloureux, de crises d'impuissance dont la correspondance du musicien porte l'empreinte tragique. Au contraire, il est porté par sa propre création à des enthousiasmes parfois délirants, mais où l'émotion rejoint la terreur, ce qui donne la mesure du désordre qui s'installe dès cette époque en lui, et dont on sait aujourd'hui l'origine syphilitique (la contamination remonterait à 1877 déjà).

   Des pages chorales ou scéniques de commande complètent la moisson de ces années décisives : Christnacht, petit oratorio de Noël d'après Platen (déc. 1886 - mai 1889) ; Das Fest auf Solhaug, musique pour le drame d'Ibsen (fin 1890-1891), créé au Burgtheater le 12 novembre 1891 et repris en concert quelques mois plus tard (et en édition posthume).

   La réputation de Wolf s'est donc établie, déjà de son vivant, essentiellement par les grands cycles de lieder dont la composition est ramassée sur une brève période de quatre années ­ il s'y ajoutera, en 1896, le second recueil de l'Italienisches Liederbuch et des poèmes d'auteurs divers dominés par les trois admirables Michelangelo Lieder, son chant du cygne.

   Romain Rolland, et à sa suite la plupart des biographes du compositeur, en ont conclu un peu hâtivement que toute la création de Wolf se circonscrivait à ces quelques années centrales. C'est là une vue totalement erronée, dont ce qui a été dit plus haut fait déjà justice. Mais il est commode de qualifier Wolf de « Wagner du lied » comme on a qualifié Bruckner de « Wagner de la symphonie » ; et il reste vrai que cette forme a connu en lui son plus grand représentant après Schubert.

   Il n'est pas moins vrai que le compositeur lui-même fut irrité de se voir confiné à ce qu'il qualifiait de « petite forme », et ne cessa, durant les deux grandes décennies de sa vie créatrice, d'ambitionner des réussites de premier plan dans les genres « nobles ». Nous en avons déjà vu deux exemples avec le Quatuor et Penthésilée ; c'est encore le cas de l'œuvre clé, et guère moins malchanceuse, qu'est le Corregidor.

Le sommet de l'opéra-comique allemand

Tiré par Rosa von Mayreder du roman de Pedro de Alarcón le Tricorne (M. de FALLA), le Corregidor ­ littéralement « le Magistrat » ­ est entrepris fiévreusement au printemps de 1895, terminé dans l'année même et créé avec un indéniable succès le 7 juin 1896 à Mannheim. Il tombe cependant très vite, mais sera encore repris une fois du vivant de Wolf, à Strasbourg. Après sa mort, il ne fera que des apparitions sporadiques sur les scènes germaniques, et trouvera cependant en Bruno Walter ­ qui le comprit vraiment dans son essence ­ un défenseur enthousiaste (Salzbourg, 1936).

   L'insuccès du Corregidor a couramment été mis au compte de la prétendue absence de sens scénique du compositeur : l'œuvre tiendrait davantage du recueil de lieder orchestraux ­ au demeurant admirables ­ que de l'ouvrage de théâtre. Or, il s'agit de tout autre chose. En fait, l'aspect négatif de la pièce tient uniquement à la définition du caractère du héros, personnage grotesque ­ l'exact contraire de Carmen ­ que très peu d'interprètes savent « faire passer ». Reste qu'au terme d'une histoire longue et riche (v. notamment Lortzing, Cornelius, Goetz), le Corregidor pourrait bien représenter la véritable apogée de l'opéra-comique allemand, c'est-à-dire de pièces vraiment comiques mais dont la signification dépasse le simple comique. Si Wolf a retenu la leçon de Wagner, il l'a, selon P. Balascheff, transposée en caractérisant chaque personnage par un rythme propre. Bref, loin des mauvais « mélos » du style de La Tosca, c'est bien plutôt vers un chef-d'œuvre comme Falstaff qu'il faut se tourner pour établir un parallèle.

Les derniers projets et la fin

L'année de la création de l'opéra fut aussi, on l'a dit, celle des derniers grands lieder. Parmi les expressions ultimes de l'art de Wolf, une place à part doit être réservée, outre aux Michelangelo, au Morgengesang de Reinick, dont il donnera un an plus tard, alors qu'il se trouvera déjà à l'hospice du Dr Svetlin, une admirable adaptation chorale sous le titre de Morgenhymnus (décembre 1897). Mais le grand projet de cette année tragique demeure celui du second opéra, Manuel Venegas, tiré d'une autre pièce d'Alarcón, El Niño de la bola. La musique du premier acte est esquissée au cours de l'été de 1897, dans un enthousiasme semblable à celui qui vit naître l'œuvre précédente. Mais celle-ci sera brutalement interrompue par une crise précipitée par l'emploi d'alcool comme stimulant, et occasionnée le 20 septembre 1897 par une visite à Mahler.

   Ce dernier ayant promis à son ancien condisciple de monter le Corregidor, Wolf est en effet ulcéré par ses atermoiements, et entre tout à coup dans une grande excitation qui dégénère rapidement et justifie son internement. Après deux mois passés dans un isolement complet, il peut reprendre une certaine activité, tente de développer sa Sérénade italienne et d'en entreprendre une autre, qui demeurera embryonnaire. Il quitte l'hospice fin janvier 1898, et passera une année calme, menant une vie végétative, voyageant avec des amis, en particulier en Italie. Un matin d'octobre, il tentera de se noyer dans le Traunsee, et devra être à nouveau et définitivement interné à Vienne, où il survivra encore près de cinq années. Une pneumonie le délivrera enfin le 22 février 1903, et il sera inhumé auprès de Beethoven et de Schubert.

Hugo Wolf et le lied

Dans la majorité de ses lieder, Schubert ­ qui sera suivi en cela par Brahms et par Richard Strauss ­ s'inspirait d'un certain état d'âme ou d'un climat régnant dans le texte choisi, et ne se souciait pas forcément de suivre dans le détail l'expression verbale que le poète avait donnée à ses sentiments. Cela lui permettait de traiter avec un égal bonheur des textes de grands auteurs ou de poètes de second ordre : il cherchait une réalité spirituelle ou affective derrière les paroles. Cependant, certaines de ses œuvres tardives ouvraient aussi une autre voie : celle qui consiste à suivre méticuleusement la diction du poète, en négligeant, s'il le faut, les contraintes de construction régnant dans la musique instrumentale. Les exemples les mieux connus sont les six lieder sur des textes de Heine qui font partie du Schwanengesang. Là il cherche la réalité à travers les paroles. Cette méthode mène à Hugo Wolf et au Sprechgesang de Schönberg, tandis que chez Schumann on peut constater une manière d'équilibre entre les deux conceptions.

   Hugo Wolf s'inscrit donc résolument dans cette seconde filière, et ce, dès le début. Déjà le premier recueil (Liederstrauss, 1878, textes de Heine) porte le titre « Gedichte » (poèmes) et non pas celui de « Lieder », indiquant ainsi que l'essentiel pour lui est la parole. Et, sur les soixante-dix lieder posthumes publiés ou réédités par la Hugo-Wolf-Gesellschaft, qui représentent des œuvres de jeunesse non jugées dignes de publication par le compositeur, il ne se trouve que quatre textes de poètes inconnus et quatorze de poètes mineurs. Nous connaissons aussi la méthode de travail de Wolf : il lisait plusieurs fois à haute voix le poème choisi, puis se couchait et composait le lied en se réveillant.

   On sait qu'une caractéristique de la musique post-beethovénienne est le rétrécissement de la cellule génératrice accompagné d'un élargissement de la forme (v. les articles Schubert et Bruckner, ou ci-dessus ce qui est dit de Penthésilée). Ce double phénomène s'observe dans la production mélodique de Wolf. Si l'on compare, par exemple, sa version du lied de Mignon Nur wer die Sehnsucht kennt avec celle de Schubert (D. 877/4), on constate que Wolf établit le climat psychologique par un motif de quatre notes, tandis que, dans l'ensemble, sa partition (57 mesures) est plus étendue que celle de Schubert (46 mesures). Cette technique libère la voix chantée de tout souci de la phrase musicale, et lui permet de reproduire la moindre inflexion de la voix parlée. Ceci ne veut pas dire que Wolf reste l'esclave de ses poètes : il se permet des entorses à la prosodie (syllabes faibles sur une note élevée), mais elles sont rares et toujours dictées par un souci d'expressivité.

   Du rythme il fait le même usage que ses devanciers, notamment pour constituer un décor sonore comme le galop d'un cheval. Mais le chromatisme hérité de Wagner lui permet un jeu harmonique infiniment plus varié que chez les anciens. La tonalité est rarement établie d'emblée ; et si un accord parfait ouvre le discours, il est aussitôt quitté pour ne revenir qu'à bon escient : ainsi par exemple dans le prélude de Gebet (Mörike n[o+] 28) où, intervenant après des chromatismes troubles (l'inquiétude de l'âme avant la prière), il fait l'effet d'un rayon de soleil pénétrant dans une cathédrale du haut de la coupole.