Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Debussy (Claude) (suite)

D'autres chefs-d'œuvre

La Mer, commencé en 1903, terminé en 1905, est un des chefs-d'œuvre de Debussy. Ce poème symphonique comprend 3 parties : De l'aube à midi sur la mer, Jeux de vagues, Dialogue du vent et de la mer, titres qui se réfèrent une fois de plus à la vision, tout en échappant à une intention descriptive : on peut dire que c'est le titre qui illustre la musique, non le contraire. Le premier morceau énonce une progression, une augmentation progressive de l'éclairage musical à laquelle concourent tous les éléments du langage ­ timbres, rythmes, intensités, enchaînements harmoniques ­ dans des rapports changeants, de plus en plus tendus. La deuxième pièce, Jeux de vagues, abolit tout repère formel. Le titre est précis : il désigne un champ temporel ouvert, non orienté, pur de toute tension.

   Le timbre y apparaît comme dimension primordiale : ce sont les couleurs orchestrales sans cesse changeantes, mouvantes, qui prennent en charge la structuration et l'évolution du temps musical ; il s'agit d'une des pièces les plus audacieuses du compositeur. La troisième partie est dominée par un thème ; nous sommes loin, cependant, d'un développement classique. Car le thème n'est pas ici pris comme matériau, mais plutôt comme une référence statique par rapport à laquelle s'ordonne un univers d'oppositions constantes. La Mer est peut-être l'œuvre la plus visionnaire de Debussy. À certains égards, et quoi qu'on en ait dit, elle va plus loin que Jeux. C'est dans la Mer que Debussy porte à son accomplissement cette poétique de l'instant en fuite qui est la marque singulière de son génie.

   Images, œuvre pour orchestre (composée entre 1906 et 1912), est consacrée dans l'esprit de Debussy à l'Écosse avec Gigues, avec Rondes de printemps à la France et avec les 3 pièces d'Iberia à l'Espagne. Sauf dans Iberia, les éléments folkloriques y sont à peu près insaisissables (la chanson Nous n'irons plus au bois, dans les rondes, passe sous divers déguisements). Comme dans Jeux de vagues, la couleur orchestrale est ici souveraine formatrice, notamment dans la seconde pièce d'Iberia, les Parfums de la nuit, chef-d'œuvre dans le chef-d'œuvre. Le développement par imbrication des structures de couleurs conduit, paradoxalement, à une impression de quasi-immobilité du temps musical ­ c'est là une des caractéristiques les plus secrètes de la musique de Debussy ­ et c'est comme à regret que le compositeur semble s'arracher à cette pénombre pour se laisser entraîner par la fougue rythmique du troisième morceau, tout de contrastes.

   Le second recueil des Fêtes galantes date de 1904 et comprend, sur des poèmes de Verlaine, les Ingénus, le Faune, Colloque sentimental. Danse sacrée et danse profane pour harpe et orchestre à cordes date aussi de 1904. La Rhapsodie pour saxophone et orchestre (1901-1911), commandée à Debussy par une Américaine qui pratiquait cet instrument, est restée inachevée (Debussy travaillait mal sur commande) ­ nous la connaissons dans la version établie et orchestrée par R. Ducasse à partir des esquisses de Debusssy. Les Trois Chansons de France sont de la même époque et ont le même caractère « antiquisant » que les danses. Plus tardif (1904-1910) est le cycle pour voix le Promenoir des deux amants, chef-d'œuvre un peu précieux et rarement joué, sur des textes de Tristan L'Hermite. On peut le considérer comme un postlude à Pelléas. Tout en déployant la lecture du texte avec son sens prodigieux de la prosodie française, Debussy le transforme en chant pur d'une rare beauté.

L'univers pianistique

L'œuvre de piano de Debussy, dont la majeure partie naît à partir de 1903, est d'une conception profondément novatrice. Nous passons sur les œuvres de jeunesse d'où émergent cependant les 2 Arabesques (1888-1891), la Suite bergamasque (1890-1905) avec le célèbre Clair de lune, Pour le piano (Prélude, Sarabande, Toccata, 1896-1901). Dans Estampes (1903) [Pagodes, Soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie], le clavier devient docile aux moindres inflexions de l'imagination. Cependant, Debussy n'accède pas encore complètement à cette écriture pianistique qui, par-delà le propos pittoresque ou évocateur, le fera entrer dans un univers sonore nouveau qu'inaugure l'Isle joyeuse (1904) : jeux sur les septième et onzième harmoniques, irisations, halos lumineux de matière pulvérisée. La première série des Images pour piano (1905), qui comprend Reflets dans l'eau, Hommage à Rameau et Mouvements, procède plus étroitement de cette conception de l'écriture avec des sons plutôt qu'avec des notes. Les timbres sont ici la matière première, et les développements thématiques, quelle que soit leur importance, ne peuvent en être dissociés. La « liquidité » des Reflets dans l'eau est obtenue par l'atomisation rythmique extrêmement fine des harmonies et des résonances dans le temps. Dans le deuxième livre des Images (1908) ­ Cloches à travers les feuilles, Et la lune descend sur le temple qui fuit, Poissons d'or ­, l'écriture proprement sonore est encore plus virtuose et plus radicale. C'est le timbre qui articule, par ses transformations, des formes entières ; les harmonies complexes, les intensités, le rythme en sont les agents, dans le premier morceau notamment, où ils sont constitués en couches superposées, autant de « formants » individualisés et concomitants. Quant aux étagements d'intensités différenciées dans les agrégats verticaux, l'accord final du deuxième morceau en fournit un exemple caractéristique et laisse prévoir l'écriture d'un Stockhausen. Le troisième morceau, Poissons d'or, constitue une synthèse admirable de toutes ces innovations.

   Children's Corner (1906-1908) comporte 6 pièces. Avec ce cycle, Debussy revient aux pièces de caractère. Détente plutôt que recherche, évocations pittoresques plutôt qu'aventure aux limites de l'abstraction picturale ; geste affectueux enfin : l'œuvre est dédiée à Chouchou. Si l'écriture pianistique n'est pas aussi poussée que dans les œuvres précédentes, elle n'est pas moins efficace, avec moins de moyens. Entre le style des Images où s'épure une recherche sonore audacieuse et celui de Children's Corner, les Préludes (premier livre 1909-10, second livre 1910-1912) tiennent un juste milieu. L'évocation, la pièce de caractère se donnent des moyens pianistiques extrêmement riches. Les titres sont donnés à la fin des morceaux et semblent dévoiler le propos évocateur ; on peut dire une fois de plus que c'est la musique qui crée le titre, non le contraire. La thématique de chaque prélude est très inégalement anecdotique : c'est dans ce jeu entre peinture figurative et non figurative que réside l'originalité de la conception et la variété de la réalisation. Dans le premier livre, des préludes comme Voiles, le Vent dans la plaine ou Ce qu'a vu le vent d'ouest sont de véritables essais sur la couleur, l'élément figuratif y apparaissant comme générique, tandis que la Sérénade interrompue, la Danse de Puck ou Minstrels accentuent le caractère anecdotique, l'élément thématique y étant appuyé. Le second livre tend davantage vers l'abstraction, avec notamment Brouillards, la Terrasse des audiences au clair de lune ou Ondine. Feux d'artifice est d'une audace harmonique extraordinaire et préfigure ­ de très loin mais très clairement ­ le style pianistique tardif de Boulez. Enfin, les Tierces alternées, pure spéculation sur l'intervalle de tierce, annonce le style des Études.

Le retour à la musique vocale

La Rhapsodie pour clarinette et orchestre (1909-10), écrite pour les concours du Conservatoire de Paris, est une pièce de circonstance d'une grande élégance d'écriture et d'un charme un peu facile. Le ballet Khamma (1912-13) est le résultat ­ inachevé ­ d'une commande de la danseuse anglaise Maud Allen, œuvre traitée un peu à la légère aussi bien par la commanditaire que par le commandité. L'orchestration a été achevée par Ch. Kœchlin mais l'œuvre n'a été jouée pour la première fois qu'en 1947. Après ces œuvres relativement mineures, Debussy revient à la musique vocale avec le Martyre de saint Sébastien (1911), à mi-chemin entre l'oratorio et la musique de scène, commandé par les Ballets russes, sur un texte de D'Annunzio. L'œuvre, qui dure environ quatre heures dans sa version scénique intégrale et qui comporte environ une heure de musique, a été composée en trois mois. Comme l'écrit Debussy, « le culte d'Adonis [y] rejoint celui de Jésus » ; voilà pourquoi l'œuvre fut mise à l'index par l'archevêque de Paris. Dansé, parlé, chanté, ce « mystère » souffre d'une conception et d'une forme hybrides. Debussy, qui aspirait à le refondre, ne s'en préoccupa plus. Dans cette œuvre, le compositeur semble revenir en arrière, se parodier lui-même sur le mode antiquisant : c'est le style de la Damoiselle élue avec la spontanéité en moins. Un spectaculaire malentendu avec soi-même peut advenir à tout grand artiste, sans pour autant diminuer sa stature ­ en l'occurrence, celle d'un géant. Les Trois Poèmes de Mallarmé et bientôt Jeux récusent avec éclat la théorie, fondée sur l'incompréhension de sa modernité, d'un Debussy en déclin. Soupir, Placet futile, Éventail, sur des poèmes de Mallarmé, sont peut-être les plus belles mélodies de Debussy et celles où il s'aventure au plus loin par rapport à la tonalité. Rappelons que Ravel met en musique, la même année, deux de ces mêmes poèmes, pour soprano et un ensemble instrumental presque identique à celui qu'utilise Schönberg dans Pierrot lunaire (1912). C'est encore pour un ensemble analogue que Stravinski écrit, également en 1912-13, ses Trois Poésies de la lyrique japonaise. Il est impossible de ne pas rapprocher ces quatre œuvres, si différentes certes, mais toutes écrites au moment où Schönberg prend conscience de la suspension de la tonalité. L'œuvre de Debussy ne subit pas une influence schönberguienne directe ; elle rend néanmoins compte, avec autant de force que les autres, et dans un langage qui lui est propre, de la crise de la tonalité en cette époque historique.