Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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chanson (suite)

La chanson de la Renaissance

Les années 1530-1560 connaissent l'essor de ce qu'on appellera la chanson de la Renaissance, et, plus particulièrement, de la chanson « parisienne ». Il est, en partie, dû au développement de l'imprimerie musicale des Parisiens Attaingnant, Du Chemin, et Le Roy-Ballard, et du Lyonnais Moderne, qui diffusent largement et par grande quantité chansons, messes et motets. C'est l'époque où l'écriture contrapuntique commence à s'effacer derrière l'harmonie, aux accords et enchaînements riches en tierces et en sixtes, qui en adoucissent l'éclat. Le maître de cette école est Clément Janequin ; en quelque 250 chansons, il se montre habile à suggérer et à décrire, dans une invention rythmique éblouissante et une grande précision prosodique (le Chant des oiseaux, la Guerre, le Caquet des femmes, etc.). Il est aussi typiquement un artiste de la Renaissance, poursuivant l'idéal des poètes contemporains, avec, notamment, l'imitation de la nature et la recherche d'une expression de caractère théâtral, mettant en musique des textes de Marot, Melin de Saint-Gelais ou Ronsard. De Janequin, il faut rapprocher Pierre Certon, auteur de plus de 300 chansons de deux à treize voix. Son Premier Livre de chansons, publié en 1552, devait avoir une grande importance historique. En forme de vaudeville, celles-ci concrétisent, en effet, l'avènement de l'écriture verticale, d'un style beaucoup plus simple que celle, encore très horizontale et contrapuntique, d'un Josquin Des Prés par exemple ; par ailleurs, elles sont fortement marquées par la chanson et la danse populaires.

   À ces courants d'influences s'ajoutent ceux que favorise, par l'imprimé, la diffusion des partitions musicales nouvelles, et particulièrement à cette époque celui du nouveau madrigal italien tel qu'il se développe alors sous l'influence des polyphonistes flamands travaillant dans la péninsule (Willaert, Cyprien de Rore). Ses traits dominants ­ primauté de la poésie, intensité de l'expression des sentiments humains, large usage du chromatisme ­ viennent vivifier la chanson traditionnelle, et l'Européen Roland de Lassus, comme un siècle plus tôt l'avait fait Josquin Des Prés, réalise une admirable synthèse de tous ces courants divers. Ses nombreuses chansons françaises sont écrites pour quatre, cinq ou six voix, parfois davantage.

   Une dernière phase dans l'évolution de la chanson polyphonique peut être relevée lorsque, à partir de 1570 environ (date de la fondation de l'Académie de poésie et de musique, par Baïf et Courville), se répandent en France les recherches des poètes humanistes, qui tentent de renouer avec l'art (supposé) de l'Antiquité grecque et latine. Les musiciens ­ Claude Le Jeune, surtout, génial rythmicien, mais aussi Costeley, Goudimel ou Anthoine de Bertrand ­ s'inspirent des nouveaux vers français pour composer une « musique mesurée à l'antique », où le rythme musical est calqué sur le monnayage de durées prosodiques de la phrase poétique. Ils s'efforcent également de restaurer une écriture modale qui, pensent-ils, les relie à la musique grecque. Illustrant, notamment, les poèmes de Ronsard, ils vont mettre de plus en plus en vedette la partie supérieure de la polyphonie dont les autres voix se cantonnent progressivement au rôle d'accompagnatrices. Au terme d'une évolution longue et continue, la chanson polyphonique disparaît donc d'elle-même, à l'aube du XVIIe siècle, alors que se manifeste une conception nouvelle de la musique ­ la musique « baroque » ­, de l'harmonie, et qu'apparaît la musique instrumentale en tant que telle. Dans cette mutation, la chanson polyphonique débouchera naturellement sur l'air accompagné.

   Au XXe siècle, certains compositeurs français, manifestant par là leur goût pour la musique de la Renaissance, ont écrit des chansons polyphoniques : Debussy (Trois Chansons de Charles d'Orléans), Ravel, Schmitt, Poulenc, Milhaud, etc.

chanson au luth

Le terme proprement dit date du XVIe siècle, mais on trouve déjà au Moyen Âge un emploi primitif du luth pour accompagner la voix (G. de Machaut). C'est, en effet, au début du XVIe siècle que paraît, pour la première fois à Venise, dans des recueils de musique imprimée, le terme tablature de luth indiquant une version pour voix et luth d'une chanson polyphonique (Intabulatura de lauto de Fr. Spinaccino, 1507). Il s'agit de frottole, et d'autres compositeurs suivent cet exemple, tels Fr. Bossinensis, B. Tromboncino. Les premiers madrigaux à recevoir ce traitement sont ceux de Ph. Verdelot. La chanson au luth est pratiquée également aux Pays-Bas (Josquin Des Prés, J. Planson), en Allemagne, en Espagne (L. Milán, D. Pisador), en Angleterre ­ où la musique pour voix et luth est particulièrement florissante ­ et en France. Dans ce dernier pays, le genre apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans une publication de 1529, chez P. Attaingnant. En 1571, A. Le Roy publie un recueil de grande importance historique : Airs de cour mis sur le luth, contenant une pièce célèbre de Cl. de Sermisy, intitulée Tant que vivray. Entre 1603 et 1643, date à laquelle meurt A. Boesset, un très grand nombre d'airs de cour pour chant et luth voient le jour, quelques-uns en forme de dialogue. À la même époque, en Angleterre, l'ayre atteint son apogée avec, notamment, J. Dowland, le chef de file de cette école.

chanson de geste

Forme de récit épique du Moyen Âge.

Les chansons de geste, datent, pour la plupart, des XIIe et XIIIe siècles, mais la plus célèbre d'entre elles est, sans doute, l'une des premières : la Chanson de Roland (fin XIe s.). Il s'agit de longs récits contant des exploits héroïques, par exemple un épisode tiré des croisades ou encore la geste de Guillaume d'Orange, celle-ci étant particulièrement développée. Le poème est divisé en sections de longueur variable appelées laisses ; il se chante sur une mélodie simple qui est répétée, mais à la fin, la mélodie bénéficie d'une modification, sorte de coda finale.

chanson populaire

La chanson (au sens moderne occidental, le plus quotidien) est un genre rarement défini. Selon un ancien dictionnaire Larousse, c'est une « pièce de vers frivole et satirique que l'on chante ». Boris Vian souligne qu'elle est un « commentaire permanent à l'existence sous toutes ses formes ». Mais tout le monde sait que c'est une courte pièce chantée, de forme strophique, avec un refrain qui se répète (et, ou non, des couplets sur une musique particulière) et des vers se pliant à un mètre régulier (à quelques exceptions près dans la chanson française, qui ne sont jamais devenues très populaires, comme la Page d'écriture de Prévert et Kosma ou l'Enterrement de Cornelius de Bécaud et Delanoë). Sa durée moyenne a été même codifiée aujourd'hui par le disque : environ deux minutes et demie, « deux minutes trente-cinq de bonheur », comme chante Sylvie Vartan, de bonheur ou de rire, de tragédie ou d'émotion.

   Culturellement, la chanson reste en France un genre que les intellectuels abordent du bout des doigts, comme une forme basse et dégénérée d'expression musicale. Or un observateur sans préjugés pourrait ne pas remarquer de différence ni dans le « niveau des textes », comme l'on dit, ni dans le langage musical, très simple, ni dans la forme ou les thèmes entre tel air de Papageno dans la Flûte enchantée de Mozart et Schikaneder, tel lied de la Belle Meunière de Schubert et Müller et telle chanson de Vincent Scotto ou de Rodgers et Hart. À cet égard, la chanson apparaît, à travers ses variétés et ses évolutions, comme le genre le plus stable et le plus universel de la musique occidentale. Sans pouvoir épuiser le sujet et en renvoyant aux articles Folk-Song, Jazz, Pop Music, pour certains aspects de la chanson anglo-saxonne, on examinera ici tour à tour les « lois du genre », les thèmes qu'il véhicule et les fonctions qu'il remplit, et, enfin, l'évolution de la chanson française depuis le XVIIe siècle.

Lois du genre

Alliance de paroles et de musique (le « couple idéal », comme disait Henri Jeanson), généralement courte (avec des exceptions, comme les chansons de marche, infinies), sur une structure en strophes, couplets, refrain ­ donc répétitive et facile à mémoriser, avec un caractère modal ou tonal très affirmé (rares sont les chansons chromatiques !) ­, la chanson répond aux lois d'un genre populaire, qui doit parler à tous, se graver dans les mémoires et les sensibilités. Il est d'usage de considérer les textes comme la partie faible de beaucoup de chansons, en se référant à la poésie écrite. Or ce ne sont pas les mêmes lois qui jouent, et les mots « je t'aime » ou « Rue Saint-Vincent » peuvent prendre un accent bouleversant dans une belle chanson. Sur quelles paroles chante le Commandeur à la fin du Don Giovanni de Mozart ? « Don Giovanni, tu m'as invité à dîner avec toi, et je suis venu. » Ce n'était pas de la chanson à texte ! L'accent mis sur la qualité littéraire des paroles est d'ailleurs, comme on le verra plus loin, une préoccupation spécifiquement française. Il faut faire justice de la légende suivant laquelle la chanson récente aurait fait « dégénérer » le niveau des paroles. Comme le notait Boris Vian, dans En avant la zizique, les sommets indépassables de bêtise, de vulgarité et de banalité ont été atteints dans la chanson des années 1900, et la « chanson idiote » date de la nuit des temps.

   Du point de vue musical, une chanson peut avoir une certaine dominante : soit mélodique (fréquemment dans la chanson française), soit rythmique (chanson anglo-saxonne), soit au niveau du son, depuis que la chanson est véhiculée par le disque et par la radio, avec des procédés, des « gimmicks » sonores, c'est-à-dire des trouvailles d'arrangement et d'orchestration qui accrochent l'oreille. La chanson obéit souvent à une certaine carrure symétrique, une certaine franchise rythmique, bref à des principes de prégnance musicale et verbale. Enfin, une chanson peut être l'œuvre d'un unique compositeur-auteur (des paroles) interprète, mais aussi être le fruit de la collaboration d'un parolier et d'un compositeur, l'interprète, qui donne la vie aux chansons, pouvant se faire créer par ceux-ci un répertoire sur mesure. Jusqu'au XIXe siècle, les auteurs-compositeurs étaient relativement rares, et les chansons nouvelles étaient souvent, en réalité, des textes nouveaux mis sur des airs connus, plus ou moins anonymes, qu'on appelait des timbres. C'est sur de tels timbres que les célèbres Désaugiers ou Béranger, au XIXe siècle, écrivirent beaucoup de leurs chansons, comme le font encore les derniers « chansonniers » français.

   Les problèmes de composition peuvent être différents, selon que l'on compose les paroles sur une musique préexistante (ce qui semble être la coutume la plus ancienne), ou l'inverse (formule plus « savante » ou moderne ?), à moins que les deux démarches ne soient menées de front par le ou les auteurs. Ce qui est évident, c'est qu'une chanson réussie est souvent celle où l'alliance de trois mots sans importance et de trois notes passe-partout crée, par une alchimie mystérieuse, un total merveilleux, irréductible à la somme de ses parties, et où le génie propre de la langue utilisée joue un grand rôle. D'où vient que, par rapport à la production globale de chansons, assez rares sont celles qui franchissent intactes l'épreuve de la traduction dans une autre langue : les adaptations françaises de Bob Dylan ne sont pas de très grandes réussites ni de très grands succès, et la Vie en rose chantée par Édith Piaf n'a conquis les États-Unis qu'avec son refrain en français dans le texte.

   La chanson est un genre populaire, ce qui suffit à la déconsidérer aux yeux de beaucoup de musiciens dits sérieux, en France particulièrement. Elle survit sans peine à ce mépris. Genre ouvert à toutes les contaminations, art vagabond de la rue, même s'il est souvent concocté en chambre par des spécialistes, c'est un renouvellement constant de l'éphémère. La chanson ne connaît pas, d'ailleurs, la distinction oiseuse et obsessionnelle entre la version originale et « authentique » et les copies, les variantes, les altérations. Comme les mythes ou les poèmes épiques, les grandes chansons sont à qui les renouvelle. Enfin, c'est un genre où l'accès à l'anonymat est paradoxalement considéré comme la suprême consécration. Ainsi, Il pleut bergère de Fabre d'Églantine ou la Paimpolaise de Botrel ont sans doute conquis les galons de « chanson éternelle » en passant dans le folklore (qu'ils pastichaient très consciemment), et c'est le sort le plus enviable qu'on peut souhaiter aux œuvres de Brassens ou au Yesterday de Lennon et McCartney, sort qui est, peut-être, déjà celui de la Chanson de Mackie de Brecht et Weill ou de Singing in the Rain de Brown et Freed. Enfin, il ne faut pas oublier que la chanson et la danse vont souvent de pair, au service des mêmes thèmes, des mêmes fonctions.