Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
Q

quatuor à cordes (suite)

Haydn

Les investigations auxquelles on peut se livrer quant aux origines probables du quatuor à cordes montrent bien que, pas plus qu'en ce qui concerne la symphonie, Joseph Haydn n'est l'inventeur d'un genre totalement inconnu des contemporains de Bach et de Haendel. Mais ses activités, dans ce domaine, constituent l'un des chapitres les plus fondamentaux de l'histoire de la musique, tant par leur durée (toute la seconde moitié du XVIIIe s. et même un peu au-delà) que par la fantastique évolution esthétique qu'elles représentent. Les premières compositions de Haydn pour 2 violons, alto et violoncelle se situent, en effet, dans la perspective souvent aimable du divertimento. Par leur dialectique serrée, leur tension dramatique et leur densité émotionnelle, les dernières correspondent véritablement au quatuor idéal tel qu'on le conçoit encore à notre époque.

   Il n'est pas inutile de préciser une donnée non négligeable : celle qui concerne le nombre de quatuors à cordes écrits par Joseph Haydn. L'édition Pleyel, qui, pendant très longtemps, allait servir de référence, en compte 83. De cette liste chronologique, reprise telle quelle par Hoboken, il faut retrancher l'opus 1 no 5, qui est une symphonie, les opus 2 nos 3 et 5 (sextuors avec deux cors), les Sept Paroles du Christ (transcription d'œuvres pour orchestre), et les Six Quatuors op. 3, sans doute dus au padre Romanus Hofstetter. Mais il faut ajouter le quatuor en mi bémol « no 0 », ce qui permet de créditer Haydn de 68 quatuors.

   La série s'ouvre sur les dix partitions (no 0, op. 1 nos 1, 2, 3, 4 et 6, op. 2 nos 1, 2, 4, 6), rédigés avant 1760 (1757 ?) pour le baron Carl Joseph Edler von Fürnberg ou, plus exactement, pour les séances de musique d'ensemble données, au château de ce dernier (à Weinzierl), par deux violonistes (dont le compositeur), un altiste et un violoncelliste.

   Les ouvrages ­ déjà importants ­ écrits pour le baron Fürnberg ne relèvent pas vraiment du genre quatuor tel qu'on l'entendra par la suite. De ce point de vue, ils sont même moins avancés que l'opus 2 de Boccherini (1762). Ils se situent plutôt dans l'optique du divertissement de plein air, dont la plupart d'entre eux (no 0, op. 1 nos 1, 2, 4 et 6 ; op. 2 nos 1, 2 et 4) adoptent le schéma formel (vif-menuet-lent-menuet-vif). C'est dans le mouvement lent central, où le premier violon domine, que le côté sérénade des œuvres se manifeste avec le plus d'évidence. Dans l'Entwurf-Katalog, Haydn s'en tient, pour la désignation de ces pages, aux expressions « cassatio » ou « divertimento a quattro ». Publiée par Chevardière en 1764 (Paris), la première édition imprimée de quatre d'entre elles (op. 1 nos 1 à 4, avec, en complément, deux quatuors avec flûte de Toeschi) concerne des « symphonies » ou « quatuors dialogués ». Déjà relativement équilibrés quant aux fonctions dévolues à chacun des interprètes (surtout dans les menuets et dans plusieurs mouvements rapides comme le presto initial de l'opus 1 no 4 ou la finale de l'opus 2 no 6), ces premiers essais n'impliquent jamais, lorsqu'on les exécute, la participation d'un instrument à clavier pour la réalisation d'un continuo. C'est là une caractéristique essentielle qui les situe dans une perspective résolument nouvelle.

   Publiés pour la première fois en 1777 ­ et sous le nom de Haydn ­ par le Parisien Bailleux, acceptés par l'auteur de la Création pour l'édition complète d'Ignaz Pleyel, les 6 quatuors op. 3 sont-ils d'Hoffstether ainsi que le prétendaient certains spécialistes (H. C. Robbins Landon, entre autres) ? Ce moine d'Amorbach, en Allemagne, comptait parmi les admirateurs de Haydn, et nombreuses furent ses compositions qui, sous le nom de ce dernier, circulèrent en copies manuscrites. Aux considérations « pratiques » qui plaident en sa faveur quant à la paternité de l'opus 3 (aucune mention de celui-ci dans l'Entwurf-Katalog, par exemple) peut s'ajouter une appréciation d'ordre esthétique, pas totalement déterminante, certes, mais qui laisse tout de même planer un certain doute : il y a, dans ces quatuors (et spécialement dans le célèbre quatuor-sérénade no 5 op. 3) une séduction mélodique « caressante », presque « italianisante » qu'on ne discerne ni dans les 10 quatuors op. 1 et 2, ni dans les 6 quatuors op. 9.

   À propos de cet opus 9 composé dans les années 1769-70, Haydn aurait déclaré, dans sa vieillesse, qu'il s'agissait de ses véritables premiers quatuors. Effectivement, nous avons affaire à des œuvres en 4 mouvements, qui, du point de vue de la densité expressive et pour l'émancipation des instruments graves (violoncelle mais, surtout, alto), marquent un progrès considérable sur les précédentes. Les premiers mouvements et les menuets (lesquels figurent toujours en deuxième position) sont plus amples, plus complexes, le côté « cassation » ou « musique de plein air » complètement éliminé, sauf dans certains mouvements lents. Seuls les finales, relativement brefs et légers ­ celui de l'opus 9 no 6 n'a que 53 mesures ­ demeurent partiellement tributaires des anciennes formules. Datés de 1771, les 6 quatuors op.17 consolident et exploitent les acquis de l'opus 9. Ces menuets viennent toujours après les premiers mouvements, mais des principes d'écriture commencent à s'imposer (monothématisme, contrepoint), dont les quatuors de la maturité exploiteront magistralement l'extraordinaire potentiel dramatique. Ces Divertimenti a quatro, comme Haydn les appelle encore (et comme il appellera l'opus 20), sont bien des quatuors au sens moderne du mot.

   Des 6 quatuors op. 20 de 1772 (année de la fameuse symphonie no 45 les Adieux), on peut affirmer qu'ils sont aussi importants, aussi déterminants dans l'évolution du genre auquel ils se rattachent que le Don Giovanni de Mozart pour l'opéra ou l'Héroïque beethovénienne pour la symphonie. Avec cette série qui ­ fait exceptionnel ­ comporte deux partitions dans le mode mineur, chaque mouvement acquiert une densité (voire une gravité) qui n'a plus rien à voir avec les séductions immédiatement efficaces d'une musique de délassement. Ces quatuors de vaste envergure (certains resteront parmi les plus longs de Haydn) et fortement individualisés (cf. l'atmosphère tragique de l'opus 20 no 5, l'ambiance « comédie légère et spirituelle » dans laquelle évolue l'opus 20 no 6) consacrent l'émancipation « pleine et entière » de chacun des partenaires ­ émancipation du violoncelliste, entre autres, auquel est confié le soin d'exposer le thème initial de l'opus 20 no 2. Ils montrent également que leur auteur maîtrise de mieux en mieux la forme sonate ­ schéma structurel d'avenir ­ et que, par le jeu des thèmes, des timbres, des tonalités et des rythmes, il sait magistralement approfondir le cheminement dramatique du discours. Ces Quatuors du soleil, ainsi qu'on devait les appeler à cause du frontispice de l'édition Hummel de 1779, se situent vraiment à l'aube d'une ère nouvelle. Avec eux, qui « suscitèrent » très probablement les quatuors « viennois » de Mozart, Haydn continue pourtant de se référer à un passé encore proche dont il n'estime pas avoir épuisé toutes les ressources. Pour donner plus de poids aux finales, pour les rendre mieux « compatibles » avec les 3 mouvements qui les précèdent, il revient même (par trois fois, dans l'opus 20 nos 2, 5 et 6, par ex.) à la fugue stricte de l'ère baroque.

   Pendant les neuf ans qui s'écoulèrent entre la composition de l'opus 20 et celle de l'opus 33, Haydn rédigea de nombreuses symphonies et plusieurs opéras italiens. Ce fut aussi durant cette quasi-décennie qu'il incorpora, à sa musique instrumentale, ces éléments de style populaire qu'on trouve rarement chez Mozart et qui allaient constituer l'une des composantes essentielles des grands chefs-d'œuvre de sa vieillesse. Aussi bien, les 6 quatuors à cordes op. 33, composés en 1781 et publiés en 1782, sont-ils écrits ­ selon leur propre auteur ­ « d'une manière nouvelle et spéciale ». Plus brefs, plus détendus, plus souriants que ceux de l'opus 20 (au lyrisme profond de leurs mouvements lents s'associant parfois de comiques véhémences dans leurs épisodes vifs), ils synthétisent en un tout harmonieux et dialectiquement logique, le principe moderne de la mélodie accompagnée et les exigences « archaïques », mais toujours fructueuses, de l'écriture sévère… Cela, par le biais du travail thématique déjà plus qu'ébauché dans les 2 opus précédents, mais qui, dans la genèse de l'opus 33, devient une donnée fondamentale.

   Dans ces quatuors, le mouvement de danse n'est plus intitulé menuet mais scherzo, ou scherzando (opus 33 no 1). En fait ­ et sauf dans le cas de l'opus 33 no 5 ­, ces termes différents ne correspondent pas à une réelle modification de la nature des mouvements. Les vrais scherzos viendront beaucoup plus tard, dans les ultimes quatuors, mais ils conserveront le nom plus traditionnel de menuets !

   Vivement impressionné par les nouveautés décisives qu'apportait l'opus 33 ­ en fait, ce dernier atteignait à l'essence même du genre quatuor ­, Mozart écrivit, de 1782 à 1785, la série des 6 quatuors dédiés à Joseph Haydn. Et celui-ci, qui en admira d'emblée l'ampleur, la science, l'originalité, les richesses expressives, fit le point de ses propres recherches en ce domaine par le truchement d'un quatuor étrangement bref, apparemment simple mais qu'il n'aurait sûrement pas pu écrire à l'époque des opus 1 et 2. Cet énigmatique quatuor op. 42 en mineur faisait-il partie des quatuors destinés à l'Espagne, dont Haydn parle dans sa lettre du 5 avril 1784 à Artaria et dont on n'a jamais retrouvé la moindre trace ? Aux dires du compositeur, ces ouvrages fantômes devaient être très courts et en 3 mouvements seulement. L'opus 42 remplit la première condition, mais pas la seconde (il comporte 4 parties).

   Les relations amicales qui unirent Haydn et Mozart constituent certainement l'un des chapitres les plus sympathiques, voire les plus émouvants de l'histoire de la musique. Ces deux créateurs s'apprécièrent, s'admirèrent et se louèrent mutuellement, en toute sincérité et sans rien abdiquer de leur propre personnalité. Ainsi, les quatuors op. 50 que Haydn écrivit en 1787 pour le roi de Prusse Frédéric Guillaume II procèdent-ils d'un monothématisme volontaire, diamétralement opposé au généreux lyrisme de Mozart. Cet opus ne renonce pas pour autant à la dualité tension-détente, aux contrastes dramatiques qu'implique le maniement de la forme sonate. Mais c'est par les mutations mélodiques, rythmiques ou harmoniques d'un même thème qu'il y parvient, plutôt que par la mise en jeu de motifs foncièrement différents. Dans l'opus 50, le violoncelle joue un rôle important, parfois essentiel (cf. le début de l'opus 50 no 1). Aussi bien, le royal dédicataire le pratiquait-il en amateur éclairé. C'est, par contre, le premier violon que Haydn privilégie ­ sans, pour autant, rompre le nécessaire équilibre des 4 voix solistes ­ dans les 12 quatuors écrits pour Johann Tost vers 1788 (opus 54 et 55) et en 1790 (opus 64). Violoniste de l'orchestre Esterházy, futur commerçant prospère, ce Tost allait être également associé à l'histoire des symphonies nos 88 et 89.

   Des 3 quatuors op. 54, le plus étonnant, sinon le plus insolite, sur le plan structurel, est le second en ut majeur. Il comporte bien les trois premiers mouvements habituels, mais s'achève ­ cas unique pour l'ensemble des quatuors de Haydn ­ par un adagio momentanément et brièvement interrompu par un spirituel presto. En no 2 de l'opus 55 figure le magnifique quatuor en fa mineur, dit du Rasoir, débutant par un mouvement lent et comportant un extraordinaire allegro à la rythmique agressive qui ne détonerait absolument pas dans un quatuor de Beethoven.

   L'opus 64 est extrêmement raffiné (influence manifeste de Mozart), riche de sonorités captivantes et de modulations inorthodoxes. Dans un climat d'intimité n'excluant pas de nombreuses et robustes véhémences, ce recueil (qui comprend le célèbre quatuor op. 64 no 5, l'Alouette) propose la musique de chambre esthétiquement idéale et telle qu'on a envie de la pratiquer entre amis, à l'abri des regards de la foule…

   C'est, par contre, au concert public, à la salle de concerts, que sont, en priorité, destinés les 6 quatuors op. 71 et 74. Et cela, ce qui est nouveau ­ non seulement pour Haydn mais pour n'importe quel autre compositeur de son temps ­, explique le caractère général de ces œuvres écrites en 1793, entre les deux séjours londoniens, et dédiées au comte Anton Georg Apponyi : sonorités plus « massives » que pour les quatuors précédents, accentuation des contrastes dynamiques ou de tempos (mouvements lents plus lents, mouvements rapides plus « déboutonnés », préface ­ lente ou non ­ de quelques mesures pour les premiers mouvements. De tous les quatuors à cordes de Joseph Haydn, l'opus 71 no 2 en majeur est le seul à comporter, à la manière des grandes symphonies, les Londoniennes de la même époque, une véritable introduction lente : en l'occurrence, un court adagio de 4 mesures. L'opus 74 no 3 en sol mineur a été surnommé le Cavalier, à cause des rythmes bondissants de ses mouvements rapides. Quant à l'Orchestral op. 74 no 1 en ut majeur (allegro moderato surtout), c'est celui qui témoigne avec le plus d'éloquence (cf. son andantino grazioso) de l'influence bénéfique de Mozart sur le cheminement, jamais prévisible, de la pensée haydnienne.

   Avec l'opus 76 que Haydn composa en 1797, nous inaugurons la série des ultimes chefs-d'œuvre. L'historien de la musique Charles Burney sut, d'emblée, discerner la grandeur exceptionnelle de ces pages sublimes, « pleines d'invention, de feu, de bon goût et d'effets nouveaux ». Liberté formelle, asymétrie, logique interne irréfutable, concision, expressivité « visionnaire » caractérisent ces pages extraordinaires, qui anticipent, à maints égards, sur les derniers quatuors de Beethoven et même sur des compositions chronologiquement très proches de notre temps (celles d'un Bartók, en particulier). Le largo ma non troppo, cantabile e mesto (noter la précision avec laquelle Haydn définit le climat affectif qu'il veut créer !) de l'opus 76 no 5, la fantasia et le finale de l'opus 76 no 6 n'appartiennent plus au XVIIIe siècle et se situent bien au-delà des canons éphémères du romantisme. De ces 6 quatuors, que leur auteur dédia au comte Joseph Erdödy, la postérité a retenu, en priorité, l'opus 76 no 2 les Quintes, l'opus 76 no 3 l'Empereur, l'opus 76 no 4 Lever de soleil. Mais les quatuors en sol majeur, majeur et mi bémol majeur (op. 76 nos 1, 5 et 6) sont tout aussi étonnants, aventureux et neufs. La série comporte, par ailleurs, de véritables scherzos (même s'ils ne sont pas expressément désignés comme tels, cf. dans opus 76 nos 1 et 6), qui précèdent, par conséquent, ceux que Beethoven incorporera à ses propres quatuors.

   Restent, outre le quatuor inachevé op. 103 de 1803, les deux quatuors op. 77 rédigés en 1799 pour le prince Lobkowitz. Le recueil devait comprendre 6 partitions, mais pour des raisons de santé et aussi parce qu'il travaillait aux monumentales Saisons, Haydn ne put le terminer. Avec les 2 quatuors en sol majeur et en fa majeur, le vieux maître allait, une fois de plus, se surpasser… Et faire preuve d'une vitalité totalement renouvelée ainsi qu'en témoigne le scherzo dionysiaque de l'opus 77 no 1 ou le vivace assai rythmiquement « échevelé » de l'opus 77 no 2. Mais il dut pourtant se résoudre à poser la plume après n'avoir mené à bien que les 2 mouvements centraux d'un quatuor en mineur (tonalité du menuet) qu'il fit publier en 1806 et qui, pour Rosemary Hughs, évoque la « dernière incandescence d'une flamme désormais captive dans un corps défaillant ».