Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
D

Debussy (Claude) (suite)

Un ballet pour orchestre

Jeux (1912-13) est contemporain du Sacre du printemps et sa première représentation précède celle de l'œuvre de Stravinski de deux semaines. Mais si le Sacre affirmait alors sa modernité sur le mode violent et scandaleux, Jeux, beaucoup moins agressif, mais plus insidieux et tout aussi moderne, ne put forcer le mur d'indifférence qui l'entoura dès sa création. Il est, en tout cas, édifiant de constater que les trois œuvres majeures européennes nées à la veille de la Première Guerre mondiale ­ Pierrot lunaire, Jeux et le Sacre ­ ont resurgi dans la seconde moitié du siècle, dans le même ordre chronologique, pour inspirer les recherches musicales de notre époque. Pierrot d'abord, qui présida à l'atonalisme, le Sacre ensuite, qui stimula les recherches rythmiques demeurées en sommeil aux temps du dodécaphonisme, Jeux enfin, qui réémergea, admirable exemple, au moment où la musique se penchait sur sa rhétorique et ses formes : "Jeux marque l'avènement d'une forme musicale qui, se renouvelant instantanément, implique un mode d'audition non moins instantané » (Boulez). Les témoignages fervents des compositeurs de cette génération doivent cependant être complétés aujourd'hui, un recul supplémentaire étant pris à l'égard d'une œuvre devenue familière. Les caractéristiques modernes que l'on a remarquées dans Jeux ­ la discontinuité des séquences cloisonnées, l'asymétrie totale de la forme, la dialectique complexe des timbres, les éléments prémonitoires d'une Klangfarbenmelodie (« mélodie de timbres ») ­ se découvrent déjà dans une œuvre exemplaire comme Jeux de vagues, deuxième partie de la Mer, structurant un discours tout aussi mobile et peut-être plus subversif encore, au regard de la rhétorique musicale classique. Paradoxalement, ces éléments semblent là plus difficiles à saisir ou à décrire, car Jeux de vagues ne renvoie à aucune référence, à aucune obligation formelle que celle de la perpétuelle mouvance. Jeux, en revanche, est un ballet, conçu et composé comme tel. Outre son inventaire thématique, qui renvoie (bien que légèrement et de façon toujours nouvelle) aux phases de l'argument, ses structures se réfèrent implicitement et explicitement à celles de la danse. Les séquences cloisonnées, si elles émerveillent par la discontinuité, l'asymétrie formelle qu'elles scandent, renvoient dans le même temps ­ et ce, dans l'audition, non dans l'analyse ­ aux numéros chorégraphiques qu'elles se proposent d'engendrer et de servir, laissant apparaître ici où là une rythmique fonctionnelle de la danse, relativement simplifiée. Ces considérations ne sauraient diminuer la signification et l'importance de Jeux, mais aident à replacer l'œuvre dans la trajectoire debussyste et dans l'évolution de notre entendement.

Les Études : une œuvre visionnaire

Les deux livres d'Études pour le piano (juin-sept. 1915) constituent un des sommets de la littérature pianistique. Ils sont dédiés à Chopin ­ au souvenir de ses 24 Études. Ce genre pédagogique, réputé austère, a fourni aux deux compositeurs le point de départ d'œuvres visionnaires. Le premier livre de 6 études traite des problèmes pianistiques définis par leurs titres (Pour les cinq doigts, Pour les tierces, Pour les quartes, Pour les sixtes, Pour les octaves, Pour les huit doigts). Le second livre, avec ses titres (Pour les degrés chromatiques, Pour les agréments, Pour les notes répétées, Pour les sonorités opposées, Pour les arpèges composés, Pour les accords), se réfère plus explicitement aux problèmes de sonorités et d'interprétation : rarement études ont été consacrées à ce type de problèmes étrangers à la pure virtuosité. Dans les 12 Études, le propos technique est situé à un très haut niveau et demande une maîtrise absolue du clavier. Mais par-delà le fait pédagogique si original et exigeant s'imposent la modernité et la beauté de chaque pièce. Au niveau du microcosme comme du macrocosme, de la cellule, de la structure et de la forme, les Études inventent tout ; elles ignorent toute référence et refusent de se constituer en référence : que Debussy ne crée pas de doctrine ou d'école, c'est dans les Études que cela apparaît à l'évidence. Les formes sont étrangères à tout schéma préétabli (quelques rares dispositions tripartites font exception à ce principe). L'écriture pianistique, par-delà le contrat technique de chaque étude, incarne les spéculations musicales les plus abstraites. Les Cinq Doigts, les Tierces, les Octaves constituent des thèmes abstraits généralisés à la forme entière, qui libèrent le musicien de toute contrainte thématique au niveau de la figure ; celle-ci peut, dès lors, se plier à toutes les inflexions de l'imagination, à tous les jeux de l'esprit ­ inversions, miroirs, variations asymétriques, etc. Pour les cinq doigts montre l'attitude désinvolte de Debussy à l'égard de la tonalité, tour à tour affirmée et détruite. Pour les quartes offre des exemples remarquables de structures cloisonnées. Pour les huit doigts est une étude de couleurs ­ à la limite, on peut l'entendre comme un seul son aux variations de timbre innombrables. Pour les agréments aborde l'exécution des blocs sonores, verticaux ou horizontaux, et la répartition interne des intensités. Enfin, avec Pour les sonorités opposées, Debussy se livre à une polyphonie de timbres, où registres, intensités, attaques se trouvent distribués de façon très nouvelle dans l'espace musical. On peut y voir sinon un embryon de sérialisation de paramètres, du moins une première tentative de leur distribution autonome et rationnelle dans un tissu polyphonique. On peut penser que Messiaen s'en est inspiré pour Modes de valeurs et d'intensités.

Les dernières grandes compositions

En blanc et noir (été 1915) est contemporain des Études. La technique des séquences cloisonnées, caractéristique du dernier Debussy, y prédomine. Dans le premier mouvement, Avec emportement, on remarque tout particulièrement l'alternance de structures d'attaques incisives et de groupes de valeurs très rapides. Le dernier morceau est traité dans le même esprit, mais la trame générale y est plus continue, plus fluctuante. Le deuxième morceau, le plus remarquable des trois, déploie une palette de couleurs en demi-teintes dans une harmonie presque atonale. Les couleurs sombres prédominent, sur lesquelles se détachent de courts traits aux sonorités d'acier. « Ces morceaux veulent tirer leur couleur, leur émotion du simple piano, tels les gris de Vélasquez », écrit Debussy.

   Une fois de plus, le compositeur définit une hiérarchie paramétrique moderne, avec le timbre au sommet, et ce, sur un instrument réputé monocolore, privé des richesses sonores de l'orchestre. De lointaines fanfares rappellent que ce deuxième morceau est dédié à J. Charlot, tué au front le 3 mars 1915.

   Les 3 Sonates (1915-1917) sont les dernières grandes œuvres de Debussy. Le projet initial du compositeur, mû par des sentiments patriotiques, était d'écrire 6 sonates pour divers instruments, à la manière des concerts de Rameau, et qu'il signerait « Claude Debussy, musicien français ». Cette référence au XVIIIe siècle n'est pas arbitraire : elle se traduit, dans la composition elle-même, par un retour aux formes traditionnelles, jusqu'alors menacées, corrodées par Debussy. Des 3 Sonates composées, la première, pour violoncelle et piano, en mineur, est la moins souvent jouée, la plus libre et la plus fantasque, surtout dans le deuxième mouvement où se poursuit le discours cloisonné, fragmenté, en apparitions et disparitions brusques, du dernier Debussy. Le musicien voulait intituler cette œuvre Pierrot fâché avec la lune : faut-il y voir une pointe ironique à l'adresse de Schönberg, considéré comme « ennemi » à plus d'un titre ? La deuxième Sonate, pour flûte, alto et harpe, en fa majeur (1915), utilise un ensemble inusité, « variation » des formations classiques, et qui, surtout, offre des ressources sonores très raffinées. C'est, des trois, la plus accomplie dans la forme, la plus subtile dans l'expression des contraires, la plus élaborée quant aux couleurs. La troisième Sonate, pour violon et piano, en sol mineur (1916-17), est la plus populaire, la plus limpide aussi, quoiqu'elle ait coûté le plus d'efforts au compositeur déjà miné par la maladie. Dans une lettre au violoniste Hartmann, Debussy parle de l'idée « cellulaire » qu'il vient de trouver pour le troisième mouvement. « Malheureusement les deux premières parties ne veulent rien savoir. » Ces mots traduisent-ils une lutte, au sein même de la forme, entre le classicisme de la conception et une idée beaucoup plus audacieuse qui vient y faire irruption ? Quoi qu'il en soit, c'est dans un esprit classique et dans une volonté d'unité (le thème du premier mouvement revient pour ouvrir le finale) que l'œuvre sera achevée en 1917. C'est la dernière œuvre du compositeur, écrite dans la plus grande misère physique, mais avec la légèreté de main et l'« invisibilité de la construction » (Strobel) propres à cet architecte du rêve et de la poésie visionnaire qu'est Debussy.