symphonie (suite)
Les paradoxes beethovéniens
Les 9 symphonies de Beethoven, créées de 1800 à 1824, ont si fort marqué le genre qu'il n'a plus été possible de faire une symphonie sans en tenir compte dans un sens ou dans l'autre.
Elles sont dans la musique occidentale ce qui parle le plus immédiatement au public le plus large. Il n'est pas jusqu'à leur numérotation qui n'ait acquis une résonance magique. Est-ce à dire qu'elles ont mis au point un modèle, un canon unique de la symphonie ? Justement pas. C'est leur variété qui fascine, à l'intérieur du modèle haydnien, jamais remis en cause de façon fondamentale, pas même dans la 6e Symphonie (Pastorale), ni même dans la 9e (« avec chœurs »). C'est leur autorité comme ensemble, et leur variété dans les tons qui en fait quelque chose d'unique. On peut y trouver en germe toutes les directions prises ultérieurement par la symphonie : la Pastorale préfigure les symphonies descriptives (Richard Strauss) et en même temps les symphonies cosmiques et évocatrices de tableaux naturels de Mahler. Dans la 9e Symphonie, il y a la symphonie mahlérienne avec chœurs et solistes, ainsi que le principe cyclique d'un thème prépondérant amené par la récapitulation des thèmes précédents. Dans cette même œuvre, l'inversion du scherzo par rapport à l'adagio est un geste formel qui sera beaucoup imité, en particulier par Mahler dans sa 6e. La 8e annonce les symphonies néoclassiques, néohaydniennes et vivaces (cf. la Symphonie classique) de Prokofiev. L'Héroïque préfigure toutes les symphonies guerrières, nationales et conquérantes de Dvořák ou Tchaïkovski. Inversement, on peut trouver le germe de la Fantastique de Berlioz dans différentes symphonies de Beethoven : la Scène aux champs rivalise avec la Pastorale, le principe cyclique avec thème conducteur découle un peu de la 5e.
Il y a un côté démonstratif, oratoire, dans la façon dont ces symphonies travaillent la forme : le travail des motifs ne peut être caché, dissimulé, comme dans les ricercari à l'ancienne manière, faits pour l'amateur ; il est, au contraire, affiché, souligné, dramatisé, créant par lui-même la matière d'un drame. Chez Beethoven, l'architecture apparaît en pleine lumière, alors qu'auparavant on cherchait plutôt à la dissimuler. Le travail formel s'exhibe donc avec une certaine impudeur, et les thèmes sont souvent susceptibles de se réduire à une cellule de base rythmique très identifiable : les « quatre coups du destin » dans la 5e Symphonie, le rythme noire-deux croches dans l'adagietto de la 7e, etc.
La symphonie après Beethoven : Schubert, Mendelssohn, Schumann, Brahms
Ces quatre compositeurs regroupés sous l'étiquette « romantique » ont composé des symphonies dans la suite directe de leur grand prédécesseur, et chacun a résolu à sa manière le problème de cette paternité. Ainsi, Schubert passait de son vivant, comme on sait, pour un petit maître dans une petite forme : le lied. Peu de gens s'attendaient à ce qu'il donnât des symphonies grandioses et architecturées. Lui-même ne semblait pas s'en juger capable au début, car ses 6 premières symphonies connues sont de proportions modestes et, à part la Tragique, c'est-à-dire la 4e, qui a des accents beethovéniens, renvoient plutôt à Mozart et au Beethoven des 2 premières symphonies. Ces 6 premières symphonies sont des œuvres attachantes, délicieuses, mais très circonscrites et policées dans leur forme, sans ce côté éperdu que Schubert mettait dans ses sonates pour piano et certains de ses quatuors. Mais, après la fameuse Inachevée, classée 8e, la 9e, dite la Grande Symphonie en ut (1825-26), redécouverte elle aussi après la mort de Schubert et saluée par Schumann, réalise complètement l'assimilation du genre : c'est une longue symphonie, mais de ton schubertien. Elle trouve son souffle, non en haussant sa voix ou en s'acharnant sur un travail de forme paralysant, mais en suivant son cours, aussi ductile, aussi coulante qu'une œuvre pour piano.
Œuvres de synthèse, les 5 symphonies de Mendelssohn (si on laisse de côté ses 12 symphonies pour cordes de prime jeunesse [1821-1823]) veulent réconcilier la référence descriptive et évocatrice, ou le message religieux, avec la logique et la fermeté d'une forme classique, comme pour faire la jonction entre le projet romantique de type berliozien et un souci de néoclassicisme. Ainsi, le propos « touristique » des symphonies Italienne et Écossaise n'empêche pas ces œuvres de garder des proportions et une forme sévèrement tenues. La symphonie Réformation est un des premiers exemples de la symphonie « à choral » dont se moque Debussy, mais dont Bruckner devait porter très haut l'inspiration. Et la symphonie avec chœurs Lobgesang est une œuvre festive qui, inévitablement, louche vers la 9e de Beethoven. Un des plus grands soucis de Mendelssohn, avec la retenue orchestrale, reste l'« unité », la cohésion, le souci cyclique qui fait de l'œuvre « un ensemble étroitement noué » : c'est ainsi que l'Écossaise doit s'exécuter d'une traite.
Ce même projet néoclassique de fermer la symphonie sur elle-même est à l'œuvre dans les 4 symphonies de Robert Schumann, qui n'est pas toujours le romantique échevelé qu'on croit : autant, au piano, il se donne toute licence de forme, autant, à l'orchestre, il est respectueux de la tenue formelle de la symphonie, et de son caractère de continuité et de gravité. Il y a évidemment de l'originalité et de la grandeur dans la conception cyclique de la 4e Symphonie en ré mineur entreprise en second, et achevée la dernière, et destinée à être, comme l'Écossaise de Mendelssohn, exécutée d'une traite. On en retient cependant une certaine grisaille et le même sentiment d'obsession tourmentée et laborieuse que dans l'Écossaise ; mais le travail formel a quelque chose d'une machine qui tourne à vide. Ce n'est pas un hasard si les très grandes symphonies postbeethovéniennes sont celles où le compositeur risque tout, se donne tout entier, comme c'est le cas pour Bruckner et Mahler, qui ont investi tout leur travail de compositeur sur ce genre.
Même les belles symphonies de Brahms gardent un côté laborieux et démonstratif qui a fait parler à leur propos d'« inutile beauté ». Brahms a longtemps attendu avant de s'attaquer à la symphonie. Bien sûr, aucune des 4 qu'il composa n'a de programme, ni ne contrevient au modèle classique en 4 parties. Curieusement, dans leur solidité formelle et leur couleur compacte, elles ont parfois plus de séduction, de largeur, d'abandons, de surprises, que les symphonies de Schumann une fois franchi le cap de la 1re Symphonie en ut mineur, qui semble portée à bout de bras par le souci de faire bonne figure à côté de Beethoven, car c'est bien à propos du finale de cette œuvre et de son thème en ut majeur, sorte de pastiche de l'Hymne à la joie savamment amené, qu'on peut légitimement parler de beauté creuse et suffisante. Dès la 2e Symphonie, Brahms se laisse souvent aller au romantisme et à la liberté de ses intermezzi pour piano.
Après Beethoven : Berlioz et Liszt
D'autres compositeurs prirent la suite de Beethoven en considérant implicitement le moule classique comme n'offrant plus de ressources neuves, et en cherchant à ouvrir la symphonie à la liberté. Berlioz et Liszt furent de ceux-là. On sait comment Hector Berlioz s'arrangea pour écrire 4 symphonies dont aucune ne se ressemble, et dont aucune n'est conforme au modèle traditionnel (la Fantastique en 1830 ; Harold en Italie, en 1834 ; Roméo et Juliette en 1839 ; et la Symphonie funèbre et triomphale en 1840). La notion de symphonie devient alors un fourre-tout très utile pour innover, pour expérimenter, à l'abri d'un titre propre à rassurer les foules… et les organisateurs de concerts.
Liszt, admirateur de Berlioz, reprit à ce dernier la forme symphonique libre à programme, avec la Dante-Symphonie (1854) et surtout la Faust-Symphonie (1854-1857), qui annonce les grandes symphonies autobiographiques de Mahler. On rattache souvent au modèle berliozien de la symphonie à programme les deux symphonies descriptives de Richard Strauss, Sinfonia domestica (1904) et Alpensymphonie (Symphonie des Alpes, 1915), sortes de grands dioramas pittoresques qui tiennent en effet plus de la tradition descriptive française que du projet lisztien, lequel est plus dramatique, voire religieux.