Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Mann (Thomas)

Écrivain allemand (Lübeck 1875 – Zurich 1955).

Contemporain de Wagner et Nietzsche, et, par eux, de Schopenhauer († 1860), qui éclairent tous trois sa propre création artistique et résument à eux seuls la seconde moitié du XIXe siècle outre-Rhin (sinon plus encore), Thomas Mann a connu les deux guerres mondiales et les effondrements successifs de l'empire, de la république et du Reich nazi. Autant dire que cet héritier de la grande bourgeoisie protestante porte en lui les stigmates d'une course à l'abîme maladive, vécue pourtant avec un sens croissant de la responsabilité collective de la Germanie tout entière dans l'irruption du mal sur terre. Né dans l'impasse d'une civilisation gorgée de wagnérisme, Thomas Mann, qui se veut à son tour artiste moderne, constate que Wagner résume déjà toute la modernité, non seulement dans sa production mais aussi, surtout, dans son attitude. Toute création, dès lors que l'originalité est impossible, ne pourra plus être que conscience érudite de tout ce qui précède, juxtaposition ironique de citations. Les thèmes wagnériens abondent donc dans l'œuvre de Mann, qui en est la parodie (au sens étymologique du mot) : une parodie acidulée d'ironie nietzschéenne, mais victime elle aussi de cet épuisement de l'âme et de l'art que dénonçait Zarathoustra (le Petit Monsieur Friedmann, Tristan, Tonio Kröger, Sang des Wälsungs et, dans une moindre mesure, Mort à Venise). Mann considère en effet que le problème essentiel de l'artiste moderne est celui d'une dualité entre l'esprit et la vie. L'esprit triomphant entraîne un appauvrissement de l'élan vital, un goût pour l'immoralisme, pour les interdits. En même temps, l'artiste porte au cœur la nostalgie d'un quotidien banal, aspirant à une bonne conscience qui lui permettrait de (re)devenir bourgeois. Grâce à l'ironie et à la psychanalyse, Mann espère sortir de la névrose wagnérienne. Ses héros, à la fois figures mythiques et psychologues, sont conscients de leur être, ne se leurrent pas sur eux-mêmes. Leur attitude n'implique aucun retour psychique au mythe qu'ils véhiculent ; ils le comprennent sans y participer vraiment. Toutefois, un tel recul est par essence conservateur. L'anamnésis à laquelle se livre Mann lui permet sans doute de déceler dans son temps les symptômes de la décadence, et même de les découvrir en lui : il se refuse pourtant à y porter remède par un retour sincère au mythe de l'origine, car ce retour, dès lors que l'ironie (la conscience lucide) ne le guide pas, débouche inévitablement sur le totalitarisme, le réveil des vieux démons ; Mann ne vise pas ici les idées politiques de Wagner, mais surtout la structure même de son œuvre, le rapport entretenu par la musique et le mythe, le climat des représentations de Bayreuth. En fait, c'est bien la musique, art de l'informulé, de l'irresponsable, de l'inconscient, qui apparaît politiquement dangereuse lorsqu'elle se hisse à pareil niveau de pouvoir, de volonté. Et Mann, qui ambitionne d'écrire une œuvre littéraire comparable, dans la forme, le jeu du rythme, des constructions, aux grands livres de Bach ou à la Tétralogie wagnérienne (Joseph et ses frères, la Montagne magique, les Buddenbrook), adopte de plus en plus, en les transposant, les attitudes d'un Goethe par rapport à la musique, d'un Heine devant son époque. Face à l'animal dionysiaque (l'esprit), l'élu, le plus souvent un musicien, est un malade : Castorp, Félix Krull, Aschenbach, Jacob, Adrian Leverkühn, mettent leurs pas dans les empreintes laissées par Wagner jusqu'à ce que leur propre aventure se confonde avec celle de l'Allemagne et débouche sur l'hitlérisme (Doktor Faustus). Adrian Leverkühn, le héros du Docteur Faustus (roman qui devait provoquer une polémique avec Schönberg), apparaît finalement comme une sorte de prototype du compositeur contemporain. Les Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull, que la mort empêcha Mann d'achever, devaient dénoncer ce mécanisme en montrant la parenté qui unit l'intellectuel et l'escroc aimé de ses victimes.

Mannheim (école de)

Elle tire son nom de la ville de Mannheim, sur le Rhin, et brilla d'un vif éclat de 1743 à 1777. Fondée au début du XVIIe siècle (1606), plusieurs fois détruite par la guerre dans les décennies qui suivirent, la ville de Mannheim ne devint un centre musical qu'en 1720, année où l'Électeur palatin Carl Philipp, délaissant Heidelberg, s'y installa. Contrairement à celles de la plupart des autres cours allemandes, la chapelle de Mannheim ne comprit dès ses débuts qu'une minorité d'Italiens. Seuls certains chanteurs venaient d'au-delà des Alpes, les instrumentistes étant originaires soit de Bohême et de Silésie, soit d'Innsbruck (où Carl Philipp avait tenu sa cour avant de devenir prince-électeur), soit de Düsseldorf et des Pays-Bas.

   Carl Philipp mourut le 31 décembre 1742, et eut comme successeur son fils Carl Theodor, mécène et prince éclairé dont le nom devait rester attaché à celui de l'école de Mannheim. Passionné de musique, instrumentiste lui-même, Carl Theodor disposa dès 1745 d'un ensemble de 48 chanteurs et instrumentistes : ce chiffre devait passer à 61 deux ans plus tard, et atteindre 90 en 1777 (dernière année passée par Carl Theodor à Mannheim). De 1745 à sa mort en 1757, l'orchestre de Mannheim fut dirigé par Johann Stamitz (Jan Stamic), natif de Bohême. Il eut comme successeur Christian Cannabich. Excellent violoniste, Stamitz fit de son orchestre un des meilleurs d'Europe. De cet orchestre, le célèbre crescendo (témoignage parmi d'autres de son extraordinaire discipline) fit sensation à travers l'Europe, et, en 1772, Burney en parla comme d'une « armée de généraux ». En firent partie de remarquables instrumentistes, dont beaucoup (à l'instar de Stamitz) originaires de Bohême : les violonistes Ignaz Fränzl, Carl et Anton Stamitz, fils de Johann, Karl Joseph et Johann Baptist Toeschi, Jakob et Wilhelm Cramer et Georg Zardt ; le violoncelliste Anton Filtz ; le flûtiste Wending ; le hautboïste Ramm. La plupart de ces instrumentistes étaient également compositeurs (parmi ces derniers, citons encore Franz Xaver Richter et Ignaz Holzbauer). D'où, dans beaucoup de musique écrite et entendue à Mannheim, un net souci de nuancer et de diversifier l'utilisation des instruments, ce qui se traduisit notamment par la composition d'innombrables symphonies, d'innombrables concertos et surtout d'innombrables symphonies concertantes (genre dont Mannheim se fit presque une spécialité). Mais cet accent mis sur la musique instrumentale n'empêcha à Mannheim l'essor ni de l'opéra ni de la musique religieuse (Georg Joseph Vogler, Ignaz Holzbauer).

   Le 31 décembre 1777, Carl Theodor reçut en héritage l'électorat de Bavière, et dut abandonner Mannheim ainsi que, non loin de là, le château de Schwetzingen, construit sur le modèle de Versailles. La plupart de ses musiciens le suivirent à Munich, et cet événement marqua la fin de la grande période de Mannheim. Juste avant ce « déménagement » de l'orchestre, Mozart, venant de Salzbourg et en route vers Paris, s'était arrêté à Mannheim, et, de ce séjour, il devait profiter beaucoup. Pour cette raison et d'autres, plusieurs musicologues, à la tête desquels Hugo Riemann, ont voulu faire du style de Mannheim, dramatique mais sans surprises, aristocratique et populaire à la fois, l'ancêtre direct et la principale source d'influence du classicisme viennois (Haydn, Mozart). Une telle opinion n'est plus de mise aujourd'hui. D'une part, en effet, les traits de style les plus « tournés vers l'avenir » de l'école de Mannheim (crescendo, conception dramatique de la musique instrumentale) s'étaient déjà rencontrés auparavant en Italie (loin d'avoir inventé leur fameux crescendo, les musiciens de Mannheim s'en firent plutôt une spécialité) ; d'autre part, dans la mesure où ces traits constituaient une réaction contre l'ère baroque, on les trouvait également ailleurs, à Vienne en particulier. Enfin, tous les genres de musique n'étaient pas pratiqués à Mannheim de façon aussi « progressiste » que la symphonie ou la symphonie concertante : la musique religieuse, la musique de chambre et même le concerto témoignaient de tendances en général plus conservatrices, et quant aux symphonies, elles n'étaient pas toutes, et de loin, conçues selon les mêmes normes « avancées ». En même temps qu'à Mannheim, une école de symphonistes se développa à Vienne. Le catalogue Breitkopf montre que, dès les années 1760, les symphonistes viennois étaient plus diffusés en Europe que ceux de Mannheim, et c'est de l'école viennoise surtout que se nourrit en ses débuts l'art d'un Haydn, d'autant que, sur le plan musical, les relations entre Mannheim et Vienne étaient relativement peu développées. Elles n'eurent rien de comparable aux rapports étroits entretenus entre Mannheim et Paris, ville où se produisirent Johann Stamitz puis beaucoup d'autres musiciens de Carl Theodor, et qui se fit à son tour une spécialité de la symphonie concertante. Un Gossec ou un chevalier Saint-Georges subirent bien davantage l'influence de Mannheim qu'un Haydn.

   Après le départ de Carl Theodor, la principale institution musico-culturelle demeurant à Mannheim fut le Théâtre national, fondé depuis peu. Avec Napoléon, la ville passa au grand-duché de Bade. À partir des années 1780, Vienne était devenue sans conteste le principal centre de création musicale dans les pays de langue allemande, ce que même Berlin, après avoir longtemps montré une opposition farouche (et accepté un peu mieux Mannheim), avait dû reconnaître. Le classicisme viennois reprit des éléments du style de Mannheim, mais en les intégrant dans une dynamique formelle toute nouvelle et d'une vigueur intellectuelle auparavant insoupçonnée. Dans le même temps, après avoir jeté mille feux et rempli une mission historique essentielle, mais éphémère, le style de Mannheim se survivait ici ou là, par exemple dans les productions agréables mais relativement pâles d'un Franz Danzi.