alleluia
Expression hébraïque signifiant « louez (hallelu) Dieu (Yah[veh]) », qui figure notamment en exorde des Psaumes CXIII et CXVIII, dits pour cette raison « le grand Hallel ».
Celui-ci, dit le Talmud, devait être chanté dix-huit fois par an, et notamment pendant le repas pascal. Le mot hébreu est passé sans traduction dans la version grecque des Septante (283 av. J.-C.) et de là dans l'usage latin, où il a été compris comme une exclamation de joie. D'où son emploi privilégié au temps pascal, reflet de l'usage hébraïque, et, au contraire, son exclusion des offices de deuil ou des temps de pénitence. Mais en outre, à l'exemple du Livre de Tobie (XIII, 22, alleluia cantabitur), il a été employé substantivement, en latin comme en grec (Apocalypse, XIX), avec le sens de « chant de louange joyeux ». D'où ses deux acceptions distinctes, comme exclamation complétive et comme genre liturgique.
1. Comme exclamation de joie, l'alleluia est employé en s'insérant au début, au milieu ou à la fin de textes dont il reste indépendant. Cette addition, surtout en finale, est pratiquée au temps pascal de manière systématique, et parfois doublée ou triplée ; par exemple, Ite missa est – Deo gratias devient Ite missa est, alleluia, alleluia – Deo gratias, alleluia, alleluia. Le mot alleluia s'insère alors dans le texte chanté sans en modifier la nature. Il est donc indifféremment syllabique ou mélismatique selon le contexte où il s'insère. On notera que le mot hébreu est accentué sur la finale ; le grec et le latin transportent l'un et l'autre l'accent sur la pénultième (allelúia), d'où, avec le contre-accent latin, állelúia ; ce qui serait peut-être, selon Gustave Cohen, l'origine du refrain aoi inséré de façon mystérieuse dans la Chanson de Roland ; selon une thèse présentée en 1955, par l'auteur de cet article, le aoi issu de l'alleluia pénultième aurait pu former doublet avec l'nterjection de joie eia, fréquente dans la lyrique latine médiévale, qui serait cette fois dérivée de l'accentuation hébraïque initiale (alléluiá).
2. En tant que morceau autonome, l'alleluia semble avoir été d'abord l'un des principaux supports du chant responsorial (ALTERNANCE), fournissant un refrain facile à faire répéter à l'assistance. Conservé dans le chant antiphonique, non seulement il s'y ajoute à l'antienne pour en souligner le caractère joyeux, surtout en temps pascal, mais il va parfois jusqu'à la supplanter, le mot alleluia répété syllabiquement autant de fois que nécessaire remplaçant sur la même mélodie le texte entier de l'antienne ordinaire : ce sont les antiennes alléluiatiques, qui n'ont pas été conservées de nos jours. De là peut-être le caractère populaire que semble avoir pris l'alleluia au Ve siècle, époque où le poète Sidoine Apollinaire décrit à Lyon « les mariniers adressant au Christ des chants cadencés, tandis que l'alleluia leur répond de la rive ». Ce caractère est conservé dans la chanson populaire, comme dans certains tropes tardifs qui s'y apparentent (O filii et filiae).
3. L'introduction de l'alleluia dans la messe, où il deviendra un genre musical d'une importance particulière, a été attribuée à saint Ambroise au IVe siècle. D'abord réservé au jour de Pâques, pour faire suite au graduel qui suit lui-même la lecture de l'épître, il s'est ensuite étendu à l'ensemble de l'année liturgique, à l'exception des offices des défunts, d'où il a été retiré par le 4e concile de Tolède, et des époques de pénitence (avent, carême), où il a été interdit par le pape Alexandre II au XIe siècle, de sorte que les fêtes souvent populaires qui marquaient volontiers les derniers jours précédant l'entrée dans ces périodes (cf. Carnaval, qui signifie « adieu à la viande ») ont parfois pris le nom d'« adieu à l'alleluia ».
Dans les plus anciens offices, où il apparaît généralisé (bénévent), l'alleluia se chante partout sur une formule musicale unique ; on en trouve une dizaine à peine dans l'office milanais ; par la suite, il devient l'un des genres de composition liturgique les plus riches et les plus abondants, même s'il existe fréquemment des alleluias refaits sur des modèles antérieurs. Alors que la liturgie hébraïque ne traite jamais l'alleluia de manière mélismatique, l'alleluia de la messe va devenir par excellence le type de la mélodie vocalisée : il utilise, en effet, largement des formules mélismatiques, les neumes dont le nom (gr. pneuma, « souffle ») évoque la large envolée et justifie l'appellation de jubilus qui leur a parfois été donnée.
Dans cette dernière acception, l'alleluia, tout comme l'introït, l'offertoire et la communion primitives, dérive directement du chant de psaume encadré par son antienne ; le refrain alleluia tient alors lieu d'antienne, le psaume se voit réduit à un ou deux versets, et même parfois remplacé par un autre texte d'origine biblique ; mais, contrairement à l'introït, et peut-être en raison de son caractère jubilatoire, la cantillation du verset se voit transmuée elle aussi en chant vocalisé, tandis que le refrain alleluia prend dans ses vocalises une ampleur dont saint Augustin a laissé un commentaire célèbre : « Celui qui jubile ne prononce pas de paroles, mais il exprime sa joie par des sons inarticulés. Dans les transports de son allégresse, ce qui peut se comprendre ne lui suffit plus, mais il se laisse aller à une sorte de cri de bonheur sans mélange de paroles. »
L'exécution de l'alleluia, en raison de son développement, a donné lieu à une alternance particulière, que l'on peut présenter comme suit :
chantre soliste : alleluia (sans le mélisme sur le a final) ;
chœur : reprise alleluia prolongée par le développement mélismatique ;
soliste ou petit chœur : verset, arrêté peu avant les derniers mots du texte (astérisque dans les éditions modernes) ; P
chœur : achèvement du verset, qui comporte souvent lui-même un développement mélismatique sur la dernière syllabe. Reprise intégrale de l'alleluia avec son mélisme.
Si l'on tient compte du fait que de nombreux alleluias, surtout tardifs (car on en composa jusqu'au XIIIe s.) reprennent dans leur mélisme final de verset tout ou partie du jubilus alléluiatique initial, on observe que le jeu d'alternance présenté ci-dessus introduit, peut-être fortuitement, une véritable structure formelle à refrain aAB. cB. AB, dont l'influence se retrouvera dans la constitution des formes poético-musicales (rondeau, virelai, ballade), génératrices à leur tour des formes musicales pures plus étendues que développera amplement la musique classique à venir.