Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

clavecin (en angl. harpsichord ; en all. kielflügel ou cembalo ; en ital. clavicembalo) (suite)

La facture italienne

Celle-ci représente un cas particulier parmi toutes les écoles européennes de facture de clavecins. En effet, ses caractères dominants se retrouvent tout au long de son histoire, pendant près de trois siècles, sans que le schéma initial né vers 1500 subisse de profondes altérations : tout se passe comme si l'instrument primitif avait été parfait dès le début de son histoire. Seules des modifications mineures (étendue, suppression ou adjonction d'un jeu, mise à d'autres diapasons, etc.) attestent, par ces déviations par rapport au schéma type, la vitalité et la créativité d'un art qui a toujours su éviter la monotonie.

   Historiquement et technologiquement, l'école italienne est celle qui suit au plus près le principe directeur « bourguignon » légué par Henri Arnaut de Zwolle au milieu du XVe siècle. Historiquement d'abord, les clavecins les plus anciens sont dus à des facteurs italiens, à une exception près. Il ne se passe « que » soixante ans environ entre la rédaction du célèbre traité et les premiers instruments qui nous sont parvenus. Techniquement ensuite, ces premiers facteurs ont suivi de très près la construction « harmonique » dans l'élaboration de leurs plans et de leurs tracés. À l'examen, on devine aisément l'existence d'un « module » de base qui se retrouve, multiplié ou réduit, dans toutes les parties de l'instrument. L'un de ces modules, et le plus évident, est la conséquence d'une loi physico-acoustique qui veut qu'une corde sonore, d'un matériau et d'un diamètre donnés, sous une tension égale, sonne une octave en dessous d'une corde de référence moitié moins longue. C'est cette constatation qui régit l'ensemble de la production italienne pendant ces trois siècles en incitant les facteurs à adopter la « règle de la juste proportion » pour le tracé de leur plan de cordes. La longueur de la corde correspondant à l'ut de 1 pied (1') est souvent prise pour module, et cette valeur (comprise entre 280 et 300 mm) sera simplement doublée d'octave en octave sur presque toute l'étendue du clavecin. Cette construction quasi mathématique va conférer au clavecin italien sa caractéristique visuelle principale qui est une courbe extrêmement prononcée. L'éclisse courbe est en effet parallèle au chevalet dont la place est déterminée par la longueur des cordes. On observe cependant une altération de la « juste proportion » dans le grave, de façon à ne pas obtenir un instrument exagérément long et fragile, ainsi que des cordes molles et sans timbre. La pointe du chevalet est alors simplement brisée par l'emploi d'une courte portion droite soutenant les cordes les plus longues. Sous l'aspect de la fabrication proprement dite, le clavecin italien est une caisse fermée, d'une ligne très élancée, construite avec des matériaux de faible épaisseur. Son poids en est donc relativement réduit. À titre d'exemple, un instrument dû au facteur Trasuntino, daté de 1538, pèse seulement 12 kg, clavier compris, pour une longueur de 2,08 m ! C'est donc une technique de fabrication qui s'apparente encore beaucoup à la lutherie proprement dite.

   Sur le plan pratique, la caisse est construite à partir d'un fond en sapin dont l'épaisseur varie de 10/11 à 21/22 mm selon les instruments. Ce fond est parfois consolidé par des traverses « en écharpe », clouées et collées diagonalement pour renforcer l'assemblage. Sur cette assise plane seront fixées, par simple collage ou par encastrement, des équerres qui supporteront une « couronne de contre-éclisses » servant ultérieurement d'appui à la table d'harmonie. Des arcs-boutants partant du fond et rejoignant les contre-éclisses viennent encore rigidifier cette charpente sans nuire à sa légèreté. Le sommier qui recevra les chevilles d'accord est généralement issu d'un bloc de noyer et est fixé solidement sur des supports en ménageant un espace ou « fosse » à l'avant de la table, espace destiné au passage des registres. Il est à noter que la majorité des instruments italiens anciens comportent une « fosse » placée en oblique par rapport au sommier et au clavier : le registre est ainsi plus éloigné du clavier au grave qu'à l'aigu. Nous retrouvons là une préoccupation majeure des facteurs pour tenter de maintenir une harmonie entre les rapports des points de pincement de chaque corde sur toute l'étendue du clavier. Les éclisses sont ensuite collées sur la périphérie de cette charpente. Ce sont des planches minces, de 3 à 6 mm d'épaisseur et de 180 à 200 mm de largeur, généralement en cyprès mais aussi parfois en noyer. Après assemblage, ces éclisses ainsi que le bas de la caisse seront ornés de moulures au profil très accentué. Moulures ornementales, certes, mais qui joueront surtout le rôle de renforts destinés à rigidifier ces surfaces déformables, sans augmenter sensiblement le poids de l'ensemble. La table d'harmonie est préparée, généralement, à partir d'un assemblage de minces feuillets de cyprès, mais parfois aussi d'épicéa, puis dotée de son barrage (armature de la face interne destinée à délimiter avec précision des aires de vibration) et de son chevalet (baguette moulurée et cintrée qui transmet les vibrations à la table). Cette table est collée sur les contre-éclisses et prête à recevoir, après « division » et « pointage », un ou deux rangs de cordes très fines, généralement en fer et en laiton.

   Il n'entre donc dans l'élaboration de la caisse des instruments italiens que des matériaux légers et résonnants. Cette légèreté conduisant à une relative fragilité, le clavecin italien est contenu dans un étui ou « caisse extérieure » en bois plus massif. C'est cette caisse qui recevra le couvercle et c'est sur celle-ci que s'exercera le talent des peintres et des ornemanistes, car l'instrument lui-même est toujours laissé nu, dans la beauté du bois soigneusement poli. Un piètement qui peut aller jusqu'à l'extravagance supporte le tout, lorsque le clavecin est fixé à demeure. En cas de déplacement fréquent ­ les princes n'aiment-ils pas être accompagnés de leurs musiciens ? ­ une table peut le recevoir, deux tréteaux permettent d'en jouer.

   Une autre singularité intéressante est l'adoption systématique par les facteurs italiens ­ et par les musiciens, par conséquent ­ d'un clavecin à un seul clavier dont l'étendue reste longtemps fixée autour de quatre octaves. Pour cette étendue, représentant 49 notes, le clavier ne comprend souvent que 45 touches, l'octave la plus grave étant amputée de certains demi-tons. Cela résulte de l'accord particulier des instruments à clavier préconisé jusqu'au milieu du XVIIIe siècle au moins. Cet accord, dit « à tempérament inégal », avait pour cause l'impossibilité de diviser l'octave en douze demi-tons égaux en conservant des intervalles (tierce, quinte, etc.) acoustiquement « justes ». Les musiciens « trichaient » donc en favorisant certaines tonalités au détriment de certaines autres, peu employées (fa dièse mineur, par exemple). Tous les systèmes gravitant autour de ce principe avaient pour énorme avantage de rendre l'œuvre musicale « expressive » par sa tonalité même. En revanche, le nombre de tonalités autorisées était plus restreint, d'où la présence de cette « courte octave » dans les claviers de l'époque, dans une région sonore où la main gauche ne réalise que l'harmonie. Générale au XVIe siècle et pendant presque tout le XVIIe, cette pratique disparut peu à peu, à mesure que l'étendue des claviers augmentait pour atteindre quatre octaves et une quinte, entièrement chromatiques, au XVIIIe siècle.

   Avec ses deux seuls jeux de « huit pieds » (8') et son clavier unique, le clavecin italien possède une vie et une présence indiscutables. La légèreté des matériaux favorise une attaque du son très mordante suivie d'un son très coloré et relativement peu soutenu. Son timbre lumineux ne pardonne pas la moindre erreur de phrasé ; mais qu'il soit servi par un musicien sensible et averti, qu'il soit surtout accordé selon l'un des « tempéraments inégaux », alors il servira mieux que n'importe quel autre les œuvres étonnantes qu'ont écrit pour lui Giovanni Picchi, Salomone Rossi, Girolamo Frescobaldi, ou… les « virginalistes » anglais !