Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Wagner (Wilhelm Richard) (suite)

Un génie qui se cherche

En 1834, Wagner est directeur musical de la troupe Bethmann et il y rencontre Minna Planner (1809-1866), qu'il épouse en 1836. Le couple (deux instables à la poursuite de leurs rêves de célébrité, d'embourgeoisement) erre dès lors de Magdebourg à Königsberg, puis vers Riga (1837) avant d'échouer à Paris (1839). À cette époque, Wagner est l'auteur inconnu de quelques pièces pour orchestre ou piano sans grand intérêt, et de trois opéras dont il a écrit lui-même le livret, tout à fait révélateurs d'un génie qui se cherche après avoir assimilé les leçons apprises au contact du répertoire lyrique italien et français : les Noces (1832), laissées inachevées sur les conseils moqueurs de sa sœur Rosalie, les Fées (1834) et la Défense d'aimer (1836).

   Mais, dans son périple, il emporte les projets de Rienzi (achevé en 1840) et du Vaisseau fantôme, qu'il termine à Paris en 1841. Toutefois, persuadé que Meyerbeer allait intervenir en sa faveur et obtenir que l'on joue Rienzi à l'Opéra de Paris, Wagner doit vite déchanter ; pour subsister, il est contraint d'écrire : des articles, publiés par la Gazette musicale et la Neue Zeitschrift für Musik que dirige Schumann à Leipzig, mais aussi quantité de corrections, arrangements, réductions pour piano, voire même cornet à piston, des opéras alors en vogue. Pire : il vend le sujet du Hollandais volant aux librettistes Foucher et Révoil, sur le texte desquels Dietsch composera son Vaisseau fantôme. Alors, apprenant que Dresde accepte Rienzi, Wagner se sent envahi de nostalgie patriotique et s'empresse de quitter la France et les créanciers qui l'y talonnent.

   Le succès de Rienzi lui permet d'être nommé maître de chapelle à la cour royale de Saxe (1843). Mais il s'embrouille dans les intrigues de palais, ne parvient à s'imposer comme auteur ni avec le Vaisseau fantôme (1843) ni avec Tannhäuser (1845). En revanche, il collectionne les succès publics par ses exécutions des symphonies de Beethoven. Pourtant, les propositions de réformes qu'il multiplie, concernant tant l'orchestre que le théâtre de Dresde, se heurtent à des refus de plus en plus catégoriques, d'autant qu'il emploie pour les présenter des arguments politiques marqués au coin de ses fréquentations : avec l'Association des patriotes, il exalte les soulèvements qui ont lieu un peu partout en Europe et contraignent les princes allemands à de nombreuses concessions.

   Wagner, à cette époque, rédige plusieurs projets d'opéras mêlant l'histoire et la mythologie allemandes (les Mines de Falun, 1842 ; les Maîtres chanteurs, 1845 ; Frédéric Barberousse, 1846 ; les Nibelungen, 1847) à un christianisme étrange où le Messie est un révolutionnaire social nostalgique de la mort, décidant d'entrer dans le néant pour calmer l'agitation politique que ses discours provoquent (Jésus de Nazareth, 1849).

   En même temps, le musicien noue avec Liszt des liens d'amitié qui se révéleront profitables et d'autres, plus dangereux, avec Bakounine : en effet, la répression des Princes entraîne l'entrée de troupes prussiennes en Saxe. Dresde se révolte (1849) : Wagner court parmi les insurgés. Il finit par fuir avec Bakounine et rejoint Liszt à Weimar. Le virtuose l'aide à passer la frontière suisse pour échapper au mandat d'arrêt lancé par la police saxonne.

   Wagner s'installe à Zurich, repart bientôt pour la France, revient en Suisse, lit beaucoup, écrit des essais théoriques (l'Art et la Révolution, l'Œuvre d'art de l'avenir), accueille indifférent l'arrivée de Minna, et oublie émeutes autant qu'émeutiers en rédigeant le livret de Wieland le Forgeron et en surveillant de loin la création de son dernier opéra, Lohengrin, que Liszt dirige à Weimar (1850). Il noue une intrigue rocambolesque avec la femme d'un négociant bordelais, Jessie Laussot, écrit le Judaïsme dans la musique (1850) et Opéra et Drame (1851). À Zurich, il dirige assez régulièrement et forme Hans von Bülow au métier de chef d'orchestre avant de l'envoyer étudier auprès de Liszt, auquel, entre deux pressantes demandes d'argent, il confie étouffer aux côtés de Minna. En même temps qu'il rédige Une communication à mes amis, il reprend son projet des Nibelungen et lui donne sa forme définitive : trois journées précédées d'un prologue (1851). Durant l'année 1852, il voyage beaucoup tout en achevant les poèmes de l'Anneau du Nibelung : soit, dans l'ordre de la représentation, l'Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried et le Crépuscule des dieux. En 1853, il donne des concerts, voyage encore (en Italie), tombe malade et rencontre Liszt plusieurs fois.

   Il se rapproche progressivement de la femme de son nouveau mécène (et voisin) Otto Wesendonck : avec Mathilde, profitant des absences de Minna et d'Otto, il a de longues conversations émues au cours desquelles il expose son enthousiasme tout neuf pour Schopenhauer et parle de son nouveau projet, Tristan et Isolde (1854). Se constitue à Zurich, autour de Wagner et Wesendonck, un groupe d'intellectuels : Herwegh, l'architecte Semper, Gottfried Keller sont les plus assidus. Le compositeur mène de front l'Anneau, Tristan, les esquisses des Vainqueurs (1856) et de Parsifal (1857), des tournées de concerts (certains avec Liszt) et des cures de santé.

La maturité créatrice

La composition de Tristan est une période fondamentale dans la vie de Wagner : l'œuvre marque en effet la prise de conscience violente, névrotique, des horizons ouverts au musicien par la révélation de son génie. Crise à multiples faces : matérielle, car Wagner vit pour une large part de la générosité d'amis ; affective, car son ménage se disloque, victime de l'inconstance foncière de Richard (quel que soit son talent pour travestir ses amours, où seul l'émeut le temps de la conquête, en tragédies « exemplaires ») ; philosophique, enfin, car, en étudiant Schopenhauer, Wagner relit ses propres ouvrages et leur découvre soudain des racines et des prolongements qu'il ne soupçonnait pas. Fasciné par la possibilité d'un système, il réalise l'ampleur de sa tâche : découragé par les exigences nouvelles qu'il entrevoit pour l'Anneau, il délaisse progressivement ce dernier au profit d'une œuvre où il pourra déverser et maîtriser la fièvre qui le brûle en faisant l'expérience immédiate d'un langage nouveau ; l'étape est indispensable dans la réflexion entreprise par le compositeur sur la cohérence globale de sa production, mais elle l'est tout autant, sinon plus, dans l'immédiat, pour l'artiste cherchant désespérément une œuvre qui lui apporterait succès et finances.

   Le 2 août 1857, il suspend la composition de Siegfried après avoir ébauché l'orchestration de l'acte II, et se consacre à Tristan et à sa passion pour Mathilde Wesendonck. Pour la nouvelle élue, il rédige cinq lieder pour piano et soprano (1857-58), les Wesendonck Lieder, alors que la jalousie de Minna provoque disputes et scandales. Wagner choisit de fuir à Venise, où il achève l'acte II de Tristan et entretient sa flamme en tenant un Journal destiné à Mathilde.

   À Lucerne il compose l'acte III (1859), semble guéri de son amour, mais sollicite encore les largesses d'Otto Wesendonck. Enfin, il part pour Paris où il séjourne presque sans interruption en 1860, préparant le public à une représentation de Tannhäuser par des concerts qui obtiennent un franc succès : quelques influents à la cour de Napoléon III, acquis à la cause du compositeur, ont en effet obtenu de l'empereur la promesse d'une création exceptionnelle de l'œuvre à l'Opéra de Paris, ce dont Berlioz, qui attend en vain d'être reconnu par ses compatriotes, tirera quelque amertume. Mais, après un nombre inouï de répétitions et d'exigences satisfaites, dans une atmosphère survoltée, Tannhäuser tombe sous les coups conjugués de la cabale, de la presse, et des réactions violentes du public aux sentiments anti-français de Wagner (13 mars 1861).

   Paradoxalement, si de nombreux artistes parisiens (Baudelaire, Gounod, Reyer, Théophile Gautier, Catulle Mendès) ont reconnu le génie de Wagner, les villes allemandes s'ouvrent soudain « au compositeur que les Français ont sifflé ». La situation matérielle de ce dernier ne s'améliore pas pour autant : ses ruses habituelles sont éventées, nul ne veut acheter les droits d'œuvres qui ne se jouent pas. Pour lui permettre d'achever les Maîtres chanteurs, Wesendonck vient une fois encore à son secours (1862). À ce moment, Wagner, qui mène déjà de front deux aventures avec Mathilde Maier et Frédérique Meyer, flirte doucement avec la fille de Liszt, Cosima, qui a épousé Hans von Bülow. Il bénéficie enfin d'une amnistie totale, dont il profite peu : au cours de l'année 1863, il s'épuise en une série de concerts russes, hongrois, viennois, tchèques, allemands enfin, emportant dans ses bagages le projet d'un « théâtre des Festivals » (Festspielhaus) destiné aux représentations de l'Anneau. Criblé de dettes, épuisé, il échoue à Stuttgart le 28 avril 1864. C'est là que le rejoint un émissaire du jeune roi Louis II de Bavière (monté sur le trône le 10 mars), lequel lui offre l'aide et l'affection sans limite de son maître… ainsi que la liquidation de ses dettes par le royaume.

   À peine installé sur les bords du lac de Starnberg, Wagner prie Mathilde Maier de le rejoindre. Se heurtant à un refus, il invite alors la famille Bülow. Cosima précède Hans ­ et s'unit à Richard. « Sur ordre du roi », Wagner reprend l'Anneau. Louis II décide également d'édifier à Munich le théâtre dont rêve Wagner et en confie les plans à Semper. Mais Wagner est bientôt pris dans les rivalités de clans qui entourent le jeune roi. Pourtant, il a la double joie d'apprendre la naissance de sa première fille, Isolde (1865-1919), fruit de sa liaison avec Cosima, et d'assister à la première de Tristan à Munich. En même temps, il commence à dicter à Cosima son autobiographie, Ma vie, et reprend Parsifal. Mais la cour se déchaîne contre lui, le rend responsable des égarements du roi, et il doit s'exiler en Suisse.

   Près de Genève, il esquisse une Mort de Roland, poursuit la composition des Maîtres et décide, avec Cosima, de s'installer à Tribschen, au bord du lac des Quatre-Cantons. Bülow, attentif à éviter tout scandale, demeure en poste à Munich pendant que Cosima multiplie les séjours auprès de Richard. Mais le scandale éclate, touchant Louis II, juste avant la naissance du deuxième enfant adultérin de Wagner, Eva (1867-1942). Cette même année, le compositeur achève les Maîtres, qui seront créés à Munich en 1868, alors que Cosima vient s'installer définitivement à Tribschen. Le couple y reçoit les visites assidues de Nietzsche, baptise son troisième enfant Siegfried (1869-1930) et vit, impuissant, les créations munichoises de l'Or du Rhin et de la Walkyrie, ordonnées par Louis II contre la volonté de l'auteur (1869 et 1870).

   La guerre franco-prussienne et la défaite des armées de Napoléon III donnent à Wagner une occasion de vengeance mesquine : mais la publication en France de son pamphlet Une capitulation conduira ses admirateurs d'outre-Rhin, soupçonnés de sentiments peu patriotiques, à se faire discrets : l'adjectif « wagnérien », forgé à cette époque, sent la botte prussienne !

   Le 25 août 1870, soit un peu plus d'un mois après la prononciation du divorce de Cosima et Hans von Bülow, Wagner épouse à Lucerne la fille de Liszt, ce que Louis II, blessé dans son amitié exclusive, et Liszt, choqué par l'égoïsme de son ami, pardonneront lentement. Quatre mois plus tard, pour l'anniversaire de son épouse, Wagner fait exécuter en aubade Siegfried Idyll, qu'il vient d'achever.

   En 1871, Wagner décide d'établir son théâtre à Bayreuth, en pose la première pierre (1872) et s'installe dans la petite ville. Alors seulement il s'occupe de trouver l'argent nécessaire au financement de son entreprise, et fonde à cet effet les Sociétés Wagner (Wagnervereine). Mais celles-ci se révèlent si peu efficaces, et les démarches effectuées par ailleurs si infructueuses, qu'il faudra une nouvelle fois l'aide de Louis II, accordée sans compter, pour sauver le Festspielhaus. Pendant ce temps, Nietzsche prend de la distance, mais Wagner ne fait aucun effort pour reconnaître l'originalité de son disciple et persiste à attendre que la crise passe d'elle-même.

   En 1874, le Crépuscule des dieux, dernier volet de l'Anneau, est achevé. Wagner prend possession de la villa Wahnfried, presque entièrement payée par Louis II, et organise les répétitions (1875). Le premier Festival de Bayreuth, consacré à l'Anneau, se déroule au cours de l'été 1876 ; mais le déficit est tel qu'il interdit tout nouveau festival l'année d'après… et les années suivantes. Dès lors, Wagner partage son temps entre Bayreuth et l'Italie, composant lentement Parsifal et divers essais (Religion et Art, 1880 ; Héroïsme et Christianisme, 1881). En même temps, il espère avoir le temps de produire les Vainqueurs et… neuf symphonies. Mais la maladie l'accable : il assiste à la création de Parsifal (Bayreuth, 1882) dans un état de fatigue extrême, et meurt quelques mois plus tard à Venise, d'une crise cardiaque.

   Son état général le condamnait : à divers maux d'origine psychosomatique (érésipèle, dysenteries, refroidissements fréquents) s'ajoutaient d'importants troubles de la vue et du système nerveux ; les organes vitaux (cœur, foie, reins) étaient tous atteints, et c'est un vieillard exténué que l'on enterra dans le jardin qui jouxte sa villa Wahnfried à Bayreuth.