Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
J

japonaise (musique) . (suite)

La musique traditionnelle

Malgré les différences qui séparent les musiques indéterminée et déterminée, les formes musicales japonaises présentent, dans leur ensemble, quelques constantes caractéristiques.

   Le cloisonnement social est si poussé que chaque classe possède ses instruments et sa technique d'exécution propres. Par exemple, si l'on compare le Biwa de Gagaku au Biwa de Heikyoku ou de Satsuma-biwa, on voit que chacun possède une facture spécifique, ainsi qu'une notation et une technique de doigté et de plectre particulières. Ces différences tiennent au fait que ces instruments ont été introduits dans des milieux distincts et pas aux mêmes époques. Un tel cloisonnement musical résulte de la hiérarchie attachée à la société féodale.

   Un autre aspect remarquable de la musique traditionnelle est son caractère rituel, sa stylisation extrême. Un spectacle de ou une pièce pour Shakuhachi, par exemple, donne l'impression d'une cérémonie : rien, en effet, n'est spontané. L'exécutant n'a aucune liberté d'interprétation, chaque geste, chaque émission vocale étant fixés. La philosophie chinoise a dû jouer, à l'origine, un certain rôle dans cette ritualisation musicale. Car, pour les Chinois des temps anciens, la musique contribuait à régler l'ordre social en harmonie avec l'ordre cosmique, comme l'atteste l'appellation de Reigaku (Rei : « politesse », « étiquette », et Gaku : « musique »). Plus que tous les autres pays d'Extrême-Orient, le Japon a développé ce ritualisme musical, conforme à l'idée que l'art n'est pas un simple divertissement, mais une « voie » (dô) [cf. Ken-dô, Jû-dô, etc.], une sorte d'exercice spirituel. L'exécutant, qui respecte une pratique musicale, comparable, par son formalisme figé, à une pratique religieuse invariante, cherche à se dépouiller de son identité individuelle, à se « vider » de sa personnalité, pour s'harmoniser au cosmos.

   Le ritualisme va de pair avec un certain statisme : ralenti des mouvements, répétition stéréotypée, qui apparaissent comme les moyens les plus sûrs pour accéder au recueillement et à l'équilibre de soi et de l'univers. Toutefois, le statisme musical est très éloigné de l'immobilité. Sans doute, la lenteur des gestes de danse contribue-t-elle à créer une impression de tenue, mais le statisme est dû essentiellement à la progression sans heurt qu'assure le Jo-ha-kyû (« introduction », « développement », « rapide »). Ce principe fondamental de l'esthétique japonaise atténue les contrastes, en contrôlant l'enchaînement des phases successives, à la fois au niveau de la vitesse de déroulement, de l'intensité et de la densité sonores. Une pièce de nô, par exemple, évolue à plusieurs reprises de la stagnation à la plus haute animation d'une manière insensible. Certaines danses (hataraki) mimant une scène de vengeance peuvent atteindre un tempo métronomique supérieur à 200 à la noire, sans que l'accélération ait été brutale. Le Jo-ha-kyû règle ainsi la structure des formes musicales traditionnelles en évitant une trop grande excitation émotive chez l'exécutant comme chez le spectateur.

   Malgré les différences qu'on relève selon les genres et les interprètes, la technique vocale est caractérisée par un ensemble de traits communs tels que les vibratos irréguliers et très amples, la fluctuation des sons, les timbres graves, l'attaque glissante en dessous, etc.

   La technique instrumentale présente également ses particularités : glissandos, répétition accélérée d'une même note, ondulation des sons, cris, bruits de souffle, de frappe avec le plectre sur la table d'harmonie ou les trous latéraux, frottement des cordes, etc.

   À vrai dire, ces techniques, vocale et instrumentale, appartiennent plutôt à la musique indéterminée. Dans la musique déterminée, par exemple dans le Gagaku, seul le portamento entre deux notes fixes est utilisé. C'est que le Gagaku, avec son système harmonique fondé sur la superposition de quintes et de quartes, contrôle rigoureusement les hauteurs et le rythme, en recourant à des valeurs fixes, et proscrit en conséquence tous les éléments d'instabilité et les ressources d'ordre psychophysiologique ­ sons glissés, vibratos larges et irréguliers ­ auxquels les auditeurs réagissent directement, et qui ont été découverts de manière expérimentale, au contact même des sons, dans des échanges sonores immédiats, n'émanant d'aucune théorisation.

Les systèmes tonals

Si l'on excepte la période préhistorique, trop peu connue, on relève trois systèmes tonals distincts au cours des quinze siècles d'histoire de la musique japonaise. Cette variation est manifestement liée à l'alternance des matériaux sonores fixes ou indéterminés, propres aux deux catégories de formes musicales traditionnelles. On voit, en effet, apparaître un système tonal heptatonique (cinq notes principales, deux notes auxiliaires) fixé au VIIIe siècle, quand on a introduit au Japon la musique chinoise. Quant à la musique autochtone, qui a subsisté à côté de la musique chinoise, elle possède un système tétracordal mobile, conservé dans le Kôshiki (« chant sacré »), le Heikyoku (« chant épique ») et le théâtre nô. Une partition de laissée par Zenchiku et datant de 1452 montre que, dès cette époque, on tente de mêler les systèmes tétracordal et heptatonique. Mais la fusion de ces deux systèmes, si dissemblables, ne devait aboutir que vers le XVIIe siècle, où allait naître une échelle hémitonique, Miyako-bushi, caractéristique de la musique d'Edo.

Le système heptatonique de l'époque antique (VIIIe-XIIIe s.)

Introduit à l'époque T'ang, ce système tonal permettait d'établir une échelle de douze notes non tempérées, calculée par la méthode San bun son eki, c'est-à-dire la soustraction d'un tiers de la longueur de base. Les six premiers calculs donnaient l'échelle heptatonique Ryo (mode de fa), qui, transposée douze fois sur chacune des notes de l'échelle de 12 notes, engendrait 84 modes théoriques. Au Japon, ce système s'est modifié et a donné naissance à deux échelles Ryo et Ritsu. Ces dernières servent à constituer les deux principaux modes ou modes de base (Ryo, mode de sol et Ritsu, mode de ), dont sont issus par transposition les six autres modes employés dans le Gagaku : trois modes transposés de Ryo, sur ré, sol et mi et trois autres modes transposés de Ritsu, sur mi, la et si.

   Échelle de Ryo :

   Échelle de Ritsu :

   Il semble que le chant liturgique bouddhique Shômyô ait été primitivement réglé par les deux échelles Ryo et Ritsu, qui déterminaient la hauteur des notes de façon rigoureuse. Mais ces notes fixes étaient exécutées selon un certain nombre de techniques vocales codifiées. Ainsi le signe Yuri indique une ondulation sur la note fondamentale Kyû ou Chi. En se développant peu à peu indépendamment des notes constitutives, ces différents types d'exécution ont engendré des formes autonomes, qui sont devenues des unités minimales de construction appelées cellules mélodiques. De là est né le système actuel du Shômyô, dans lequel les cellules mélodiques sont employées en même temps que les deux échelles Ryo et Ritsu. C'est ainsi que les cinq notes principales (Kyû, Shô, Kaku, Chi, U) sont fixées par ces échelles, alors que les notes Enbai (« assaisonnement »), qui servent de broderie inférieure, supérieure ou de note de passage glissée sont très fluctuantes.

Le système tétracordal de la période médiévale (XIIIe-XVIIe s.)

À partir du XIIIe siècle, de nouveaux genres musicaux se sont donc développés en renouant avec la tradition japonaise. On voit ainsi réapparaître le système tétracordal autochtone, mais qui va subir une double modification. D'une part, on l'élargit, en lui ajoutant un ou deux tétracordes conjoints aux deux extrémités de la quarte de base ou Kernintervall. Selon les genres, les ensembles de tétracordes conjoints ainsi formés ont une plus ou moins grande fixité. Le Biwa qui accompagne le chant de Heikyoku assure la stabilité des quartes. Dans le nô, en revanche, on tire parti d'une fluctuation assez importante pour suggérer des sentiments de joie, colère, etc. On peut donner une idée approximative de ce système tétracordal complexe en notation occidentale, pourvu qu'on détermine arbitrairement le tétracorde central :

(intervalle choisi mi-la)

   D'autre part, la note médiane du tétracorde tend, au cours des siècles, à s'abaisser. Si l'on considère les intervalles de bas en haut, la division interne du tétracorde passe d'une tierce mineure plus une seconde majeure, à une seconde mineure plus une tierce majeure. Et cette évolution a marqué les genres musicaux, suivant l'époque à laquelle ils se sont constitués.

   Ainsi, vers les XIIe-XIIIe siècles, la division intérieure d'un tétracorde correspondait, de bas en haut, à une tierce mineure et une seconde majeure, comme l'atteste le système tétracordal du Kôshiki, du Shômyô et du Heikyoku qui se sont fixés vers les XIIe-XIIIe siècles.

   Le nô, fixé vers le XIVe siècle, présente une étape intermédiaire : le tétracorde s'y divise en une seconde majeure et une tierce mineure de bas en haut.

   Enfin, une seconde mineure et une tierce majeure, toujours de bas en haut, composent le tétracorde des genres musicaux qui se sont développés à partir du XVIIe siècle, tels que la musique pour Koto, pour Shamisen, pour Shakuhachi, etc.

   Vers les VIIe-VIIIe siècles :

   Vers le XIVe siècle :

   Vers le XVIIe siècle :

   Au moment où, vers le XIVe siècle, la note médiane était fa dièse, toujours avec le tétracorde mi-la, la tierce mineure ainsi obtenue était très instable (fa dièse-la). Pour rétablir la quarte supérieure conjointe (fa dièse-si), on utilise si3. Cet ajustement spontané s'est reproduit avec le deuxième tétracorde conjoint supérieur entraînant l'apparition du mi4 pour former la quarte si3-mi4 :

   On voit comment on a évolué tout naturellement d'un système de quartes conjointes (mi-la-ré) à un système de quartes disjointes (mi-la, si-mi) et comment on en est arrivé à constituer les octaves si2-si3 et mi3-mi4 dans la musique japonaise autochtone.

   Cependant, les notes extrêmes des tétracordes conservent leur valeur attractive de tonique et continuent à régler la structure mélodique. Le système tétracordal révèle ainsi son caractère véritablement organique : il produit au fur et à mesure de nouvelles quartes sans jamais perdre son activité fonctionnelle originelle à l'intérieur et aux extrémités. Le tétracorde constitue donc une sorte d'unité cellulaire vivante.