Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Russie (suite)

Tchaïkovski

Un seul musicien de grande classe vit monter son étoile en même temps que le groupe des Cinq : Petr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Il y a chez lui quelque chose de paradoxal. Tandis que les Cinq, amateurs de talent ou de génie, forgeaient presque de toutes pièces un art national, il s'en tint pour l'essentiel aux moules de la musique occidentale. Mais les Cinq œuvrèrent à Saint-Pétersbourg, porte ouverte sur l'Occident, et lui dans la vieille ville de Moscou, déjà à moitié asiatique. En outre, un Stravinski n'hésita pas à le qualifier de « plus russe de tous ». Peut-être voulut-il dire par là que dans les formes et les genres d'Occident, Tchaïkovski coula une nostalgie et un sens du pathos typiquement russes, ou encore les reflets immédiats de sa vie affective, cela par opposition aux sources d'inspiration plus « objectives » des Cinq.

   Tchaïkovski fut le plus productif des grands compositeurs russes du XIXe siècle, il a abordé à peu près tous les genres : symphonie, concerto, musique de chambre, piano, poème symphonique, ballet, musique sacrée, opéra. À lui plus qu'à nul autre, la musique russe doit d'avoir définitivement scellé le pacte réclamé par Glinka avec « la bonne vieille fugue d'Occident ».

Du XIXe siècle au XXe

Entre Tchaïkovski et le groupe des Cinq d'une part, Stravinski et Prokofiev d'autre part, se situe une génération de compositeurs dont la mission, grâce à de sérieuses qualités professionnelles acquises aux conservatoires de Saint-Pétersbourg (auprès de Rimski-Korsakov) et de Moscou, fut de consolider l'acquis et de réaliser une synthèse. Cette génération eut d'ailleurs un prédécesseur en la personne d'Anton Rubinstein (1829-1894), formé à l'école classique et romantique européenne, et dont César Cui disait : « Ce n'est pas un compositeur russe, mais un Russe compositeur. »

La génération de 1860-1870

Anatole Liadov (1855-1914) et Alexandre Glazounov (1865-1936) furent tous deux élèves de Rimski-Korsakov. L'un composa fort peu ­ Baba-Yaga, Kikomora ­, l'autre, parti du poème symphonique (Stenka Razine), aboutit au classicisme le plus rigoureux, avec notamment huit symphonies. Directeur du conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1906, Glazounov conserva ce poste après que la ville fut devenue Leningrad, mais émigra finalement en 1927. À leurs côtés, on peut citer Mikhaïl Ippolitov-Ivanov (1859-1935), dont ont survécu les Esquisses caucasiennes, Alexandre Arenski (1861-1906), fils spirituel de Tchaïkovski, ou encore l'aimable Aleksandr Gretchaninov (1864-1956), connu surtout pour sa musique religieuse.

Rachmaninov et Scriabine

Nés à un an de distance, Sergueï Rachmaninov (1873-1943) et Aleksandr Scriabine (1872-1915) sont de loin, mais à des titres divers, les plus grands représentants de leur génération.

   Compositeur et pianiste formé au conservatoire de Moscou, Rachmaninov manifesta dans sa jeunesse une admiration sans bornes pour Tchaïkovski : d'où les séductions faciles de ses pages malheureusement les plus connues, comme le 2e Concerto pour piano (1901) ou le trop fameux Prélude en « ut » dièse mineur. Plus convaincants, et parfois assez proches d'un certain Prokofiev, sont le poème symphonique l'Île des morts (1906), ou ses trois opéras dont Aleko, écrit en quinze jours en 1892. On lui doit aussi trois symphonies. Après la révolution de 1917, Rachmaninov vécut alternativement en Suisse et aux États-Unis, donnant de nombreux concerts dans les deux continents.

   Des grands musiciens de son pays, Scriabine fut à la fois un des plus originaux et le moins russe, le seul à avoir été profondément marqué par Wagner et à n'avoir eu aucune attache avec le folklore. D'abord successeur attardé de Chopin, ce prodigieux pianiste subit l'envoûtement de Tristan, et, à partir de la quatrième (1903) de ses dix sonates pour piano, se forgea un langage tout personnel. Il se tourna vers les programmes philosophiques avec sa 3e symphonie, dite le Poème divin (1904), et avec les 4e et 5e, dites respectivement le Poème de l'extase (1907) et Prométhée ou le Poème du feu (1910), adopta un style de plus en plus tendu et exacerbé tout en visant à un art de messie et de prophète. Il reste un grand visionnaire de la musique et (à la même époque que Schönberg) un pionnier intrépide de l'atonalité.

Stravinski et Prokofiev

En 1907, Serge de Diaghilev (1872-1929), impresario et fondateur des Ballets russes, donna à l'Opéra de Paris des « concerts historiques de musique russe » au cours desquels on entendit notamment les Danses polovtsiennes du Prince Igor de Borodine. Deux ans plus tard, cette même page était présentée dans le cadre de la première saison des Ballets russes. En 1910, Diaghilev frappa un grand coup avec Schéhérazade, qui mit en vedette le nom de Rimski-Korsakov, jusque-là peu connu du public parisien, et surtout avec la création aux Ballets russes de l'Oiseau de feu du jeune Igor Stravinski. L'esthétique révolutionnaire des Ballets russes et l'irruption de Stravinski, bientôt suivi de Sergueï Prokofiev, projetèrent soudain la Russie à l'avant-garde de la scène musicale internationale.

Stravinski

Igor Stravinski (1882-1971) entra dans la gloire à moins de trente ans, et cette gloire ne devait plus le quitter. Premier compositeur russe à occuper (au même titre que ses contemporains Debussy ou Schönberg) le devant de la scène mondiale, il l'occupa durant les quelque soixante années de sa longue carrière. Parler de lui implique nécessairement de dépasser le cadre de la seule Russie, d'autant qu'il quitta son pays en 1914 pour ne plus jamais s'y établir et ne le revoir qu'une fois, en 1962. Cela posé, il reste que Stravinski est demeuré toujours profondément fidèle à ses origines russes, dont l'écho affleure jusque dans ses pages les plus « cosmopolites ».

   Élève de Rimski-Korsakov, il s'imposa avec les trois ballets écrits pour Diaghilev et créés par lui à Paris : l'Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et le Sacre du printemps (1913), œuvre clé de la musique du XXe siècle. Les années suivantes le virent aborder, avec une verve parfois corrosive, des formations plus restreintes (Renard, Histoire du soldat, Noces). Avec Pulcinella, d'après Pergolèse (1919), débuta ce qu'on devait appeler, souvent non sans mépris, sa période néoclassique. Jusqu'à l'opéra The Rake's Progress (1951), il emprunta en effet largement son bien à autrui, de Machaut à Tchaïkovski en passant par Bach et Rossini, mais en général avec une originalité, un humour et une distanciation n'ayant rien d'épigonal (Symphonie d'instruments à vent, Symphonie de Psaumes, Perséphone, Symphonie en trois mouvements, Messe). Il reste que vers 1950, face à l'impact grandissant de Schönberg et Webern, Stravinski pouvait apparaître comme le porte-parole de la réaction musicale. C'est alors que, Schönberg à peine disparu, il opéra sa volte-face la plus imprévue en abordant (Septuor) sa phase sérielle, dépouillée, d'une grandeur austère, et où l'inspiration religieuse occupe une place prépondérante (Threni, Requiem Canticles).

   Son influence a été et reste immense, et il n'y a rien d'étonnant à ce que, de son vivant, il soit devenu une sorte de mythe, et ait symbolisé pour l'ensemble de l'humanité la musique moderne, tout comme Picasso la peinture.

Prokofiev

La destinée et l'évolution de Sergueï Prokofiev (1891-1953) ont été très différentes. Issu du conservatoire de Saint-Pétersbourg, il débuta comme un enfant terrible de la musique avec ses deux premiers concertos pour piano, la Suite scythe (partition qui grâce à Diaghilev le « lança » en Occident), l'opéra le Joueur : ces œuvres furent toutes écrites entre 1912 et 1915. En 1917 vit le jour la fameuse Symphonie classique, conçue « telle que Haydn l'aurait composée s'il avait vécu de nos jours », en réalité très habile pastiche.

   En mai 1918, Prokofiev quitta la Russie. Pendant quinze ans, il devait rester fixé en Occident, à Paris surtout, et y donner de nombreux ouvrages se caractérisant pour la plupart par un modernisme agressif tout à fait dans le climat des années 20 (2e, 3e et 4e symphonies, trois derniers concertos pour piano, ballets Pas d'acier et le Fils prodige, opéras l'Amour des trois oranges et l'Ange de feu). Mais après un bref séjour dans son pays natal en 1926-27, il en éprouva de plus en plus la nostalgie.

   Il y retourna définitivement en 1933, et passa donc ses vingt dernières années dans ce qui était devenu l'Union soviétique. Sa production s'en ressentit, bien qu'avec le recul la rupture apparaisse moins nette. De cette époque datent aussi bien des ouvrages de premier plan (2e concerto pour violon, ballets Roméo et Juliette et Cendrillon, cantate Alexandre Nevski, 5e et 6e symphonies, opéra Guerre et Paix, sonates nos 6 à 9) que d'autres (oratorio la Garde de la paix) n'évitant ni les dangers de l'art officiel ni l'académisme pur et simple.