Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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opéra (suite)

Les générations de 1830

De 1825 à 1829, Boieldieu avait posé la plume, Weber, Beethoven et Schubert disparaissaient, et Rossini se retirait l'année même où, à Londres, un castrat parut encore sur scène. En 1830 Paris assiste soudain à la bataille d'Hernani, à la révolution de Juillet, et à la création de la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz. La littérature russe naît, réaliste avant l'heure, les nationalismes s'embrasent, et le piano moderne transpose les fureurs orchestrales de Berlioz, tandis que Duprez lance son « ut de poitrine », que le violon de Paganini acquiert une dimension de fantastique, et que la danse sur pointes suggère, au théâtre, un nouvel irréel. On conteste dès lors aux chanteurs une virtuosité « gratuite » qu'on acclame sans réserve chez pianistes et violonistes. Une génération s'éveille dans un monde nouveau, et Chopin, Schumann et Liszt, qui s'apprêtent à bouleverser les lois de l'écriture, ont juste vingt ans, comme, à peu d'années près, Berlioz, Bellini, puis Verdi, Wagner et Dargomyjski, nés en 1813, ainsi que Kierkegaard, Büchner et Claude Bernard. L'esthétique du spectaculaire s'impose à nouveau en France, et, à Paris en 1831, c'est sa mise en scène qui assure le triomphe de Robert le Diable de Meyerbeer ­ plus diabolique que fantastique ­ alors que l'ancien rapport entre le chant et l'orchestre tend à s'inverser, les émules de Duprez devant, en outre, compter avec un nombre croissant d'instruments. Avec son éthique, l'esthétique de l'opéra se modifie, dans la conception de ses structures (où l'acte continu se substitue peu à peu à la formule du pezzo chiuso) ; dans son langage où la théorie des affetti s'effacera peu à peu devant une illustration musicale de l'action épousant le mot à mot du texte ; enfin, dans son genre même qui impose de nouvelles lois au livret.

   Alors que l'Europe entière achève de découvrir Shakespeare, les romantismes les plus divers s'entrechoquent : Scott et Byron, Schiller et Goethe ­ pour qui la Grèce n'est plus celle de Winckelmann, mais celle de la révolte de l'Homme contre les dieux et la nature ­, Lamartine et Leopardi, Hugo enfin, plus accessible à la masse, qui crée l'image du héros romantique, damné de la terre, banni et proscrit par une société injuste ; au lieto fine métastasien succédera la mort violente ou cathartique du héros pur ou de l'héroïne virginale. Le thème historique sera définitivement engagé dans une historicité de type hégélien, et la déraison ­ ou, à un niveau plus élevé, la négation schopenhauerienne du vouloir-vivre ­ imposera à ces thèmes nouveaux une langue nouvelle, où le mot sera sonorité autant que véhicule d'idée. Au néoclassicisme sublimé du poète Romani succédera la langue échevelée du livret de cape et d'épée de Cammarano, et aux grâces de Pixérécourt l'octosyllabe héroïque et ampoulé de Scribe, cependant que Wagner rédigera lui-même des poèmes d'opéra d'une langue hermétique, où le verbe est incantation plus que facteur d'action. Enfin naîtra la notion de répertoire : Mozart, Gluck et Rossini ne quitteront plus l'affiche, et, en 1832, Fétis fait jouer l'Orfeo de Monteverdi, première en date de toutes les « exhumations » à venir ; et cet aspect d'un conservatisme louable tendra à éloigner peu à peu certains publics du créateur, lui aussi héros et titan : en 1835, on compte encore plus de 100 créations lyriques, mais, en 1860, ce chiffre tombera à moins de 30. Dans cette époque aux nationalismes exacerbés, chaque pays devait apporter sa ou ses solutions propres.

L'Italie aux temps romantiques

Malgré tout leur talent, on peut tenir pour nul le rôle joué par les épigones de Rossini : Carafa (1787-1872), qui vécut dans son ombre, Michele Costa (1808-1884), fixé en Angleterre, l'excellent Carlo Coccia (1782-1873), déjà nommé, qui chercha à se renouveler, et même Nicola Vaccai (1790-1848), dont la Giulietta e Romeo (1825) rivalisa longtemps avec les Capuleti e Montecchi de Bellini. Plus original, un autre intime de Rossini, Giovanni Pacini (1796-1867), usa d'un langage assez neuf, mais s'en tint à des thèmes passés de mode (la Vestale, 1823 ; Saffo, 1840 ; Médée, 1843), tandis que Saverio Mercadante (1795-1870) marquait d'une personnalité plus forte ses sujets, mieux adaptés aux temps nouveaux : Il Giuramento (1837), d'après Hugo, Il Bravo (1839), qui exploite le thème du proscrit, Il Reggente (1843) annoncent plus nettement Verdi que les œuvres d'un romantisme plus aristocratique de Bellini (1801-1835) et de Donizetti (1797-1848).

   Ces deux musiciens avaient, avant même 1830, compris quel langage il fallait désormais prêter à ces héros poursuivis par une inexorable fatalité : Bellini, disparu en 1835 sans avoir donné sa pleine mesure, sut réaliser un équilibre idéal entre le monde de la poésie désespérée de Leopardi et l'univers sonore de Chopin. Romantique de vocation, original dès la première note, il opta naturellement pour l'architecture continue de l'acte et chercha un type de chant incantatoire (Norma et Sonnambula, en 1831), incantation renforcée par l'usage du leitmotiv et dont l'entière liberté rythmique rappelait l'antique sprezzatura de Caccini et de Monteverdi, et qui influença Chopin. Décantant avec grand soin son harmonie, Bellini confia à ce chant, plus tendu vers l'aigu que celui de Rossini, l'essentiel du message affectif. Et cette osmose entre le vocal et le contenu dramatique lui permit de tracer des portraits terriblement humanisés de ses héroïnes languides ou vengeresses, de ses héros, consumés, comme lui, par le mal du siècle, témoins ceux des Puritains (1835), un chef-d'œuvre « lunaire » avec scène de déraison, malheureusement compromis par un banal dénouement heureux. Excepté ce dernier cas, Bellini avait marié son chant au vers noble du poète Felice Romani (1788-1865), lié à l'esthétique néoclassique italienne.

   Mais, cette même année 1835, Donizetti, qui avait, jusque-là, collaboré avec lui, se détourna de cette théorie du sublime, et, en écrivant Lucia di Lammermoor, d'après Walter Scott, souscrivait à l'esthétique du nouveau livret, dont Cammarano (1801-1852) donnait là l'archétype absolu, avec le « rêve clef », avec amours impossibles, scènes de folie et morts violentes. Il avait longtemps subi l'influence de Rossini, jusque dans l'Élixir d'amour (1832), dernier chef-d'œuvre du semiseria, et souvent démarqué Bellini, comme dans Anna Bolena (1830) ; ayant dégagé une personnalité plus marquée avec Lucrèce Borgia, d'après Hugo (1833), il réussit à assurer ce difficile équilibre entre l'ancien bel canto et un type de chant plus immédiat, délimitant mieux les caractères, instituant une sorte de manichéisme élémentaire des schémas vocaux dans cet antagonisme entre un ténor, incarnation du bien, et un baryton « vilain » ; antagonisme auquel souscrira l'opéra européen du XIXe siècle. Mais, à l'heure ou Donizetti tentait avec Don Pasquale (1843) l'impossible résurrection du vieil opera buffa, il appartenait déjà à la puissante personnalité de Verdi d'opposer, en plein Risorgimento, une violence toute plébéienne à l'art aristocratique de ses prédécesseurs.

   Éclipsant sans peine les Rastrelli, Marliani, Gordigiani, Lauro Rossi, Persiani, Coppola, Saldari, Nini, Speranza, Buzzi, Cagnoni, Foroni, Raimondi, etc., pourvoyeurs habituels des scènes italiennes, Verdi s'attache plus aux « situations fortes » qu'à la qualité du vers, traite la voix sans ménagement, truffe ses drames historiques d'allusions à peine voilées à la lutte contre l'Autriche (Nabucco, 1842 ; Attila, 1846), se réclame de Hugo (Ernani, Rigoletto), de Schiller (I Masnadieri, Luisa Miller, plus tard Don Carlos en 1867), et, dès 1847, de Shakespeare (Macbeth). Moins soucieux de structures que d'efficacité, il se contente d'enchaîner habilement les scènes et les airs, mais asservit la forme à chaque situation particulière. À partir de 1850, il délaisse le politique pour le social, ou l'humain (Rigoletto en 1851, Traviata en 1853), et s'attache à de nouveaux thèmes, ceux de l'amitié ou de la solitude du pouvoir, notamment avec Simon Boccanegra, Un bal masqué (1859), puis Don Carlos, 3 opéras qui témoignent aussi de recherches nouvelles sur le plan de l'écriture, et contiennent de grands ensembles vocaux d'une profonde efficacité psychologique, dans un théâtre où le chant n'est plus la raison d'être du drame. Sentant la situation lui échapper, il triomphe aisément de ses jeunes rivaux avec Aida (1871), où la trame fait la place belle au spectaculaire et au chant, puis, presque octogénaire, il renouera avec Shakespeare, à l'aide des livrets plus élaborés mais moins fonctionnels de Boito, ce transfuge de la jeune scapigliatura : Otello (1887), un drame lyrique, et Falstaff (1893), une comédie ironique, ne seront plus que des chefs-d'œuvre hautainement solitaires, inscrits hors des aspirations des classes nouvelles. Cette glorieuse suprématie exercée pendant un demi-siècle avait, de ce fait, rejeté dans l'ombre le comique de qualité de Crispino e la comare (1850) de Federico et Luigi Ricci, et quelques talents plus souples qu'originaux : ceux d'Errico Petrella (1813-1877), auteur de Jone (1858) et des Promessi sposi (1869), d'après Manzoni, et de Filippo Marchetti (1831-1902), dont le triomphe de Ruy Blas (1869) demeura sans lendemain. Plus tard seulement, le véritable « après-Verdi » sera amorcé par Boito, Ponchielli et Catalani, avant l'éclosion du vérisme musical.