Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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opéra (suite)

La place de Rossini

Jamais aucun créateur n'aura pesé autant sur l'évolution de l'opéra. Il en reçoit l'héritage des mains de Cimarosa, et, en moins de vingt années, l'amène aux portes du drame historique romantique. Or, la critique romantique tardive n'a trop longtemps vu en lui qu'un excellent auteur d'opere buffe, sans prendre garde qu'il se détourna à moins de vingt-cinq ans d'un genre qui ne représente que moins du quart de son œuvre. Pur Italien, formé à la dure discipline instrumentale, il écouta, à la différence de ses compatriotes, la leçon venue du Nord et se nourrit de Haydn et de Beethoven, mais surtout de Mozart, alors réputé injouable en Italie. Il fit siennes les meilleures trouvailles de ses « prédécesseurs », les incorporant en un tout cohérent, mais il fut accusé, en son temps, d'écrire une musique trop audacieuse, trop bruyante, et de sacrifier le chant à l'instrument. Fidèle à la pensée de Winckelmann sur la virginité de l'art, il affirma que « la musique ne peut rien exprimer d'autre qu'elle-même », et fut, pour cela, rejeté par les romantiques qu'il avait pourtant annoncés, et seulement réhabilité à l'époque de Stravinski (cf. dans la Poétique musicale).

   Comme Mozart, Rossini donna des solutions musicales aux problèmes soulevés par le livret, refusa une union du verbe et du son fondée sur le mot à mot, et, réaffirmant la vieille théorie des affetti (l'aria exprimant un sentiment, dont seul le texte suggère la signification), il put, l'un des derniers après Bach, Haendel, Gluck ou Mozart, transposer une même phrase musicale d'une situation à une autre, qu'elle fût comique ou sérieuse. Témoin de son époque, Rossini avalise dès 1810 la mort du vieil opera buffa. Dans cette forme, il donne désormais la thématique à l'orchestre qu'il traite avec humour et tendresse, reléguant le chant des personnages buffo à une sorte de parlando rythmique, et il donne au couple amoureux une effusion purement lyrique, détachée de tout contexte comique. En 1813, l'Italienne à Alger conclut en feu d'artifice l'histoire de l'opera buffa et la vis comica de l'auteur s'abritera désormais derrière la satire (le Turc en Italie), ou la comédie sentimentale (le Barbier de Séville, Cendrillon), où les caractères comiques et pathétiques sont nettement définis. Dès 1813, aussi, avec Tancrède, d'après Voltaire, il avait confirmé son désir d'émanciper le dramma seria : il en enrichira progressivement l'harmonie (Otello, 1816), élargira considérablement son orchestre (Ermione), ses chœurs (Mosè), et assouplira l'ancien schéma mozartien (récit-aria-cabaletta) par de fréquentes imbrications entre les divers types de récit (récit simple ou largement vocalisé, secco ou dialogué avec l'orchestre), le chœur, et l'aria dont il rajeunit aussi la formule du da capo, dans une rigoureuse unité musicale, tonale et souvent thématique.

   De même, Rossini juxtapose des structures fermées, mais très variées, et de vastes architectures « ouvertes » dans lesquelles il insère parfois de brefs arias ou duos (ainsi que de fréquents ensembles a capella) exprimant l'affetto. Alors que Mozart avait insufflé une grandeur tragique à la formule du buffa, c'est au seria que Rossini donne toute la richesse et la liberté des structures de l'opera buffa, avec ses ensembles et finales concertants, audace qui eût été impensable dix ans plus tôt. Agissant également sur le matériau, il utilise une instrumentation souvent insolite et redistribue les emplois, dans un chant où l'expression ne néglige pas une très riche ornementation qu'il fixe en grande partie lui-même ou qu'il modifie pour mieux l'assortir aux qualités de ses interprètes successifs. Embrassant tous les types de sujet ­ antique, médiéval, religieux, historique, fantastique, shakespearien et même romantique (La Donna del Lago, d'après W. Scott), Rossini demeure indifférent au vers, mais s'attache à la construction du livret : l'opéra devient un drame en 2 actes, dont l'action atteint son maximum de complexité dans le finale du premier acte, qui rassemble tous les participants, puis se dénoue en laissant la conclusion (où, plus d'une fois, il essaya d'imposer à un public réticent la fin tragique nécessaire), soit à l'héroïne, soit même à l'orchestre seul.

   Fixé en France en 1825, Rossini s'adapta au genre glucko-spontinien, puis instaura, avec Guillaume Tell (1829), d'après Schiller, un nouveau type d'opéra français, drame politique, romantique, orchestral et choral plus que virtuose, peu adapté à sa nature profonde, mais dont la formule allait, avec plus ou moins de bonheur, être reprise par plusieurs générations. Enfin, ayant agi sur le chant avec la même détermination que Beethoven sur la technique du piano, il avait, au contraire de Gluck, Wagner et Debussy, dont les a priori ne convinrent qu'à eux-mêmes, posé les bases d'un langage et de structures parfaitement viables, mais dont la leçon allait être balayée par le vent de la grande tourmente romantique.

Naissance de l'opéra allemand

Le vieux rêve de Mozart s'était réalisé après sa mort, avec le succès de sa Flûte enchantée, succès qui découragea toute imitation, à l'heure précisément où les souverains, effrayés par la Révolution française, soutenaient plus que jamais un opéra hédonistique, et alors que les plus grands compositeurs allemands accordaient tous leurs soins aux formes instrumentales et au lied. Wranitzky, Weigl et Winter plièrent donc le singspiel à la colorature belcantiste, ainsi que Beethoven dans sa malheureuse version initiale de Fidelio (1805), opéra dont il fit en 1814 un autre chef-d'œuvre, l'ayant profondément remanié, mais où, tirant l'anecdote vers le mythe, il n'imposa pas pour autant de formule nouvelle. C'est également au singspiel que souscrivirent Weber (1786-1826) dans ses premières années, ainsi que Schubert : ses 12 opéras écrits de 1813 à 1823 demeurent étrangers à l'esprit du Sturm und Drang, dont ses lieder furent à la fois la plus haute expression et l'idée dont devait surgir le drame wagnérien. Meyerbeer (1791-1864), élève comme eux de Salieri, abandonna vite la langue allemande (la Fille de Jephté, et Abimelech, 1813) pour l'opéra italien ; on ne trouve ni romantisme ni nationalisme chez E. T. A. Hoffmann, qui mit en musique, non ses propres Contes, mais Goethe (Scherz, List und Rache, 1801-1802, perdu) et surtout La Motte Fouqué (Undine, 1816), non plus que chez le violoniste Ludwig Spohr (1784-1859), qui demeura un classique dans der Zweikampf mit der Geliebten (1811), Faust (1816), et même dans Jessonda (1823), un drame de plus larges proportions.

   En revanche, avec son Freischütz (1821), Weber avait mieux saisi l'essence d'un véritable « folklore » spirituel national, grâce aux chœurs et danses populaires, aux couplets de singspiel qui s'y mêlent à l'aria tripartite à coloratures et au « diabolisme » facile de quelques scènes, tandis qu'il peut justifier son sous-titre d'opéra romantique par l'utilisation parfaitement inouïe de l'orchestre, dans la scène magique de la Gorge aux loups. Son Euryanthe (1823) apprivoisa à la langue allemande un type de grand opéra de forte implantation franco-italienne, et Oberon (écrit primitivement en anglais) offrit, en 1826, un excellent retour à un singspiel mêlé de féerie, où la colorature voisinait au mieux avec un orchestre aux fins descriptives étonnantes. C'est d'un singspiel beaucoup plus simple que se réclament les opéras d'extrême jeunesse de Mendelssohn (1809-1847), avant l'apparition de cet « opéra-biedermeyer », sorte de singspiel colossal et bourgeois qu'illustrèrent K. Kreutzer, Lortzing et Flotow (v. infra). Une étape décisive vers le véritable opéra romantique fut franchie par Spontini, qui, fixé à Berlin, puisa dans le fonds nationaliste avec Agnes von Hohenstaufen (1829 et 1837), et atteignit, par l'épaisseur et la durée de l'œuvre, à la dimension du « grand opéra », puis par Heinrich Marschner (1795-1861), qui allia le populaire à l'historique dans Henri IV et d'Aubigné, d'après Kleist (1820), dans le Templier et la Juive (1829), dans Hans Heiling (1833), et qui approcha le fantastique dans son chef-d'œuvre, le Vampire (1828), autre trait d'union entre Weber et Wagner.