Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Brahms (Johannes) (suite)

De Hambourg à Vienne

Cette douloureuse épreuve n'avait pas empêché Brahms d'approfondir ses connaissances musicales et littéraires, ni de donner des concerts en Allemagne du Nord, seul ou avec Joachim. En 1857, il sollicita et obtint le poste de chef des chœurs à la cour du prince de Lippe, à Detmold, poste qu'il devait occuper jusqu'en 1859, non sans poursuivre son activité de compositeur et de concertiste. En janvier 1859 eut lieu à Hanovre la première audition du concerto no 1 op. 15 en mineur pour piano. Ce fut un succès d'estime, que suivit, cinq jours plus tard, un fiasco complet à Leipzig. Une troisième audition à Hambourg, en mars, fut accueillie de manière à le consoler de cet échec, mais il allait délaisser la musique orchestrale au profit du lied et de la musique de chambre pendant les deux années suivantes, après avoir démissionné de ses fonctions de musicien de cour, décidément incompatibles avec son caractère extrêmement timide. Ces deux années, Brahms les passa à Hambourg, dans l'espoir toujours déçu que ses concitoyens lui offriraient un poste officiel. Ou, plus exactement, il fit de Hambourg son port d'attache, d'où il s'éloigna fréquemment pour des séjours plus ou moins longs à Hamm (un village des environs), dans le Harz, à Oldenbourg, à Cologne, etc. En fait, depuis qu'il ne vivait plus chez ses parents, Brahms n'avait jamais passé et ne devait jamais passer six mois au même endroit, pas même à Vienne où il allait bientôt trouver son point de chute définitif.

   À la fin de 1862, las d'attendre, Brahms se rendit à Vienne, où il bénéficia d'un accueil qui passa ses espérances, notamment de la part du célèbre critique Hanslick. Il avait 30 ans. En pleine possession de ses moyens pianistiques, il multiplia les concerts et en profita pour imposer ses propres compositions, dont les Variations et fugue sur un thème de G. Fr. Haendel pour piano, que Clara avait créées en 1861. Le 6 février 1864, il eut une cordiale entrevue avec R. Wagner aux environs de Vienne. Un peu plus tard, il rencontrait le « roi de la valse », Johann Strauss, près de Baden-Baden. De 1866 à 1868, ses tournées le conduisirent jusqu'en Hollande, à Presbourg, Budapest, Copenhague et en Suisse, où il devait souvent retourner. De cette période d'intense activité datent le Requiem allemand et la Rhapsodie pour alto, chœur d'hommes et orchestre. En 1870, Brahms fit la connaissance de l'éminent pianiste et chef d'orchestre Hans von Bülow, que Wagner venait de trahir en lui prenant sa femme Cosima, la fille de Liszt. Hans von Bülow allait bientôt se faire l'un des plus actifs propagandistes de son nouvel ami.

1872, un tournant dans la carrière de Brahms

Nommé directeur de la Société des amis de la musique à Vienne, le compositeur décida de louer un véritable appartement, son premier et dernier domicile fixe puisqu'il devait y mourir. Il exerça avec conscience et succès ses fonctions à la tête des grands concerts viennois, et, s'il démissionna en 1875, c'est qu'il estimait avoir encore mieux à faire dans le domaine de la composition. D'ailleurs, l'indépendance matérielle lui était désormais acquise. Les droits d'auteur gonflaient son compte en banque d'autant plus qu'il y touchait à peine, ses cachets de concertiste suffisant à son modeste train de vie de célibataire que le luxe ne tentait pas. Cependant, le rythme de son existence allait être toujours à peu près le même, partagé entre les concerts pendant la saison d'hiver et, l'été, quelque retraite en pleine nature où rien ne venait le distraire de la composition. C'est au bord du lac de Starnberg, en Bavière, qu'il acheva les Variations sur un thème de J. Haydn ; à Rügen, village de pêcheurs sur la mer du Nord, il termina la symphonie no 1 en ut mineur ; à Pörtschach, en Carinthie, il composa la symphonie no 2 en majeur, le concerto pour violon, créé, naturellement, par Joachim, la première sonate pour violon et piano et les deux Rhapsodies pour piano. Au fil des années, la part du concertiste se réduisit. Brahms, qui n'avait jamais aimé le métier de virtuose (de l'avis de tous les témoins, y compris Clara Schumann, il jouait beaucoup mieux en petit comité qu'en public), délaissa le piano au profit de la direction d'orchestre. En 1874, le roi Louis II de Bavière lui décerna l'ordre de Maximilien en même temps qu'à Richard Wagner, son aîné de vingt ans. Si l'on songe à ce que représentait Wagner pour le jeune souverain, cette distinction donne la mesure de la réputation que Brahms avait acquise. En 1877, il fut aussi nommé doctor honoris causa de l'université de Cambridge, mais refusa obstinément de franchir le détroit pour revêtir la toge.

   Au printemps de 1878, Brahms visita l'Italie, pays qu'il aimait beaucoup, jusqu'en Sicile, escorté de son ami Billroth, un éminent chirurgien suisse qui le connaissait bien. Brahms se rendit souvent au-delà des Alpes. En 1879, c'est l'université de Breslau qui, à son tour, le nommait doctor honoris causa ; il la remercia en lui dédicaçant l'Ouverture académique, composée l'année suivante, ainsi que l'Ouverture tragique, non pas à Pörtschach, mais à Ischl, où il était plus tranquille. Entre-temps, le triomphe de sa symphonie no 2, à Hambourg, lui avait donné la satisfaction d'être enfin apprécié dans sa ville natale. Les années suivantes, jusqu'en 1885, furent dominées par son intense collaboration avec Bülow, qui venait de réorganiser l'orchestre du duc de Saxe-Meiningen et en avait fait l'un des meilleurs d'Allemagne. C'est Bülow qui lança le slogan flatteur des « trois B » (Bach-Beethoven-Brahms) ; il établit ses programmes en conséquence et partagea la baguette avec Brahms dans de brillantes tournées. Les troisième (fa majeur) et quatrième (mi mineur) symphonies, le deuxième concerto pour piano en si bémol majeur (achevé à Florence) datent de cette époque. Puis Bülow, surmené, peut-être agacé par la tranquille assurance de son collaborateur, se fâcha avec lui et donna sa démission. La brouille devait durer jusqu'en 1887.

Le Brahms légendaire

Aux approches de la cinquantaine, Brahms s'était laissé pousser la barbe et apparaissait désormais tel que le représente l'iconographie classique. L'embonpoint aidant, son côté « gros ours " s'en trouvait accentué. La physionomie ouverte était bien celle d'un bon vivant, gros mangeur, franc buveur et grand amateur de cigares et de café, doué d'une santé de fer et d'une résistance peu commune. Sportif à sa manière, il plongeait au petit matin dans les eaux glacées du lac de Starnberg et couvrait à pied des distances invraisemblables. En société, c'était un boute-en-train d'une bonne humeur inaltérable, partout accueilli à bras ouverts, bien que son franc-parler eût parfois la dent dure. Ses tourments intimes, il les gardait pour lui et les exorcisait par la musique, avec la pudeur qui caractérisait toutes ses actions et principalement les bonnes. Antón Dvořák, qui végétait misérablement à Prague, n'a jamais caché ce que sa carrière ultérieure devait à la générosité de Brahms. Mais bien d'autres personnes ­ on ne le sut qu'après sa mort ­ avaient bénéficié d'une pareille munificence.

   C'est sous son aspect le plus débraillé que Brahms passa les étés de 1886, 1887 et 1888, en vue du lac de Thoune et de la Jungfrau ; dans ce site qui l'enchantait, il composa le double concerto pour violon, violoncelle et orchestre, les sonates pour violon en la majeur et mineur, la sonate no 2 pour violoncelle, son quatrième trio, bon nombre de chœurs et de lieder, et les Onze Chants tziganes. Il y reçut la visite de la jeune cantatrice Hermine Spies, pour qui il éprouva un tendre sentiment et qui contribua à l'inspirer. Mais cette idylle tardive ne devait pas plus aboutir que les autres ; et Brahms n'écrivit plus de lieder avant les Quatre Chants sérieux (1896), son chant du cygne.

   Le séjour d'Ischl, son ancienne résidence d'été, où il allait séjourner chaque année à partir de 1889, ne fut pas aussi fécond sur le plan musical : on ne peut y rattacher que les Intermezzi et Caprices op. 116 et 117. Qu'il fût là ou ailleurs, et bien qu'il continuât de manifester une prodigieuse vitalité quand il s'agissait de faire bombance entre amis ou de participer à des excursions périlleuses en Suisse ou en Sicile, quelque chose s'était brisé en lui. Une série de deuils et autres chagrins n'y furent sans doute pas étrangers.