Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Brahms (Johannes) (suite)

Douleurs et solitude

En 1891, année du merveilleux quintette en si mineur op. 115 et du trio op. 114 pour clarinette et cordes, se produisit une brouille avec Clara Schumann, vieillie, malade et aigrie. L'année suivante, il perdit sa sœur Élise et se fâcha avec son ami Billroth à propos de Massenet, dont il détestait la musique. En 1893, réconcilié avec Clara, il se réfugia en Italie pour se soustraire aux festivités organisées pour son 60e anniversaire. Mais au lieu de le célébrer le 7 mai à Venise, comme il en avait l'intention, il le passa à Messine au chevet d'un de ses compagnons, le poète Widmann, qui s'était brisé la cheville. En 1894 disparaissaient successivement Billroth, Bülow et le musicologue Alfred Spitta, dont la mort l'affecta profondément. Brahms, comme Mozart, avait heureusement rencontré « son » clarinettiste, et c'est ainsi que sa musique de chambre, un des domaines les plus riches et inspirés de son œuvre (sonates ; trios, quatuors, quintettes souvent avec piano ; sextuors à cordes), se trouve enrichie d'un trio en la mineur, du quintette et de deux sonates, qui devaient être pratiquement ses dernières œuvres avant les tragiques et prémonitoires Chants sérieux op. 121. Ce clarinettiste, nommé Richard von Mühlfeld, Brahms l'avait remarqué parmi les musiciens du duc de Saxe-Meiningen.

   En mai 1896, Brahms arriva à Bonn après quarante heures de chemin de fer pour enterrer Clara Schumann. Dès le mois suivant, sa magnifique santé l'abandonna. Il perdit l'appétit, maigrit et s'affaiblit jusqu'au 3 avril de l'année 1897, où il succomba à un cancer du foie et rejoignit au cimetière de Vienne ses confrères Mozart, Beethoven et Schubert.

Brahms, « nouveau messie de l'art »

Deux séries de faits ont longtemps empêché une juste appréciation de la grandeur et du caractère « avant-gardiste » de la musique de Brahms : d'une part, les controverses qui, dans la seconde moitié du XIXe s., opposèrent les tenants de la « musique de l'avenir » (Wagner et Liszt) à ceux pour qui les grandes formes instrumentales héritées du passé n'étaient pas épuisées, et, qui, plus d'une fois, tentèrent d'enrôler Brahms sous leur bannière ; d'autre part, les liens évidents de Brahms avec le passé, reflétés tant dans ses œuvres que dans l'admiration qu'il porta à des maîtres anciens, en son temps, inconnus ou tenus pour négligeables. Paradoxalement, ce second facteur est le principal fondement de la grandeur de Brahms et de son importance pour la musique du XXe siècle. Schönberg le vit bien, il fut le premier à se réclamer à la fois de Wagner et de Brahms.

   À la différence de ses prédécesseurs immédiats, Brahms s'intéressa au passé de façon vitale, un passé qui, pour lui, ne s'arrêtait pas à Bach, mais remontait jusqu'aux polyphonistes de la Renaissance, voire jusqu'aux origines du lied allemand. À son époque, il fut à peu près le seul à vouer un culte à Haydn, et ses séries de variations sur des thèmes de Haendel (pour piano) ou de Bach (finale de la symphonie no 4) furent les premières œuvres importantes depuis la Renaissance à puiser leurs thèmes chez des compositeurs disparus depuis des lustres. Cela n'empêcha pas l'ombre de Beethoven d'avoir sur lui des effets parfois inhibants, qui le poussèrent à détruire de nombreuses partitions d'une qualité probablement comparable à celle d'autres qu'il jugea dignes de survivre, ou à attendre la quarantaine pour se faire connaître comme auteur de quatuors à cordes, puis de symphonies.

   Mais, de cette attitude fondamentale, plus intense et plus vivifiante chez lui que chez n'importe quel autre compositeur avant le XXe siècle, de cette attitude qui explique largement (tout en les réduisant à l'état de péchés véniels) les citations ou quasi-citations que contient sa musique, Brahms tira un sens de l'ordre et de l'architecture. Cette rigueur est d'autant moins réactionnaire qu'elle alla de pair avec une liberté et une invention linéaire et rythmique toutes novatrices, même révolutionnaires ­ son écriture harmonique n'est pas exempte d'audaces, mais, contrairement à celle de Wagner, elle apparaît toujours fonctionnelle, génératrice de formes au sens classique. Les superpositions et les oblitérations rythmiques existent chez Brahms, au point de parfois annihiler le sens de la barre de mesure, mais présentent en soi un haut degré d'organisation, où d'aucuns ont vu l'annonce du principe de la modulation métrique cher à Elliott Carter, ou, plus généralement, « la source de la structure polyrythmique de bien des partitions contemporaines » (Schönberg). Tout aussi important est le fait que, par-delà sa complexité rythmique (ou plutôt de pulsation), la densité de sa polyphonie linéaire et la richesse de ses relations motiviques, la musique ne perd jamais le sens de la direction, en particulier à cause du soin que le compositeur prit à conserver à ses lignes de basse agilité et mobilité. Brahms fut un admirable coloriste, en particulier dans la demi-teinte, mais il préféra toujours la substance au brillant extérieur et, après Bach et Haydn, il s'imposa comme le troisième grand artisan (au sens le plus noble du terme) de l'ère classico-romantique en Allemagne. D'où, malgré la splendeur de ses symphonies ou de ses concertos, ses trois domaines d'élection, tous synonymes d'intimité : le piano, la musique de chambre et le lied (il n'aborda ni le poème symphonique ni l'opéra). Le sextuor à cordes la Nuit transfigurée de Schönberg (1899) provient de Brahms autant que de Wagner, et c'est avec pertinence qu'Adorno a fait remarquer que Schönberg ne se serait jamais détourné de la pompe de son temps s'il n'avait puisé dans l'écriture « obligée » des quatuors à cordes de Brahms.

   Tout cela étant admis, il faut se garder de qualifier Brahms, ce Nordique attiré par Vienne, par les Tziganes et par l'Italie, de conservateur sur le plan esthétique (par opposition à son langage). Chez lui, esthétique et langage ne font qu'un. Comme nul autre à son époque, il réussit d'une part à mettre en rapport la science musicale la plus élaborée et les origines populaires de son art, d'autre part à « énoncer clairement cela même qui ne se conçoit qu'à peine et qui vit en nous obscurément en des régions où la raison n'a pas de prise… Il est probable que, sans sa science de l'écriture, Brahms se fût perdu, égaré dans sa propre forêt, étouffé par ses propres ombres, [alors que] la mélancolie la plus vague, les désirs les plus ambigus, les mouvements les plus flottants, les plus changeants, les plus indéfinis du cœur, s'expriment dans le langage le plus net, le contrepoint le plus clair qui soient » (Romain Goldron). Si, comme d'autres musiques postérieures (Mahler, Alban Berg), la musique de Brahms évoque globalement un paradis perdu, elle reste la première à avoir fait sienne cette démarche, et la seule à baigner dans la nostalgie avouée de ce paradis, dans le regret avoué d'être née trop tard. Le paradis perdu était encore proche : d'où la possibilité de la démarche de Brahms, qui ne pouvait qu'exclure les « feux et tonnerres » d'un Berlioz et qui explique aussi les côtés lucidement désabusés, amers parfois, de l'homme et du musicien. Brahms ne songea jamais, comme avant lui Schumann ou après lui Mahler, à se lancer à la poursuite d'un idéal inaccessible. Cela éclaire les réserves qu'il suscita, mais aussi sa position unique dans la musique germanique du XIXe siècle.