piano (suite)
L'apogée à l'époque romantique
Le nouvel instrument appelle une nouvelle musique pour le clavier, et le double don fait par Sébastien Érard d'un grand piano au Conservatoire de musique de Paris en 1809 et à Beethoven à Vienne en 1803 paraît hautement symbolique. Créé en 1795, le Conservatoire abandonne très vite l'enseignement du clavecin, et, telle une école d'avant-garde, se livre à celui du piano qu'il va propager dans la société grâce à son renom, ses professeurs, ses lauréats, favorisant la création d'un répertoire musical et d'un public mélomane averti : en 1812, la moitié des élèves de l'établissement (en particulier des jeunes filles) sont des élèves de piano !
En offrant à Beethoven l'un des pianos les plus perfectionnés de son temps, Sébastien Érard satisfait un des compositeurs les plus exigeants envers les facteurs de pianos, car Beethoven désire tirer de l'instrument le maximum de possibilités, techniques et surtout expressives. En se consacrant au « genre sérieux » par ses sonates et ses concertos, il donne au piano ses lettres de noblesse ; après lui, et suivant son influence, tous les compositeurs voulant s'imposer se feront une obligation d'écrire pour le piano. L'Allemagne inaugure l'ère du pianiste-compositeur, virtuose brillant : ainsi Carl Maria von Weber, Felix Mendelssohn, Robert Schumann, plus tard Johannes Brahms, et, dans un autre style, Franz Schubert.
L'habitude étant alors de mêler le chant et divers instruments dans un même concert, l'apparition du récital pour un interprète unique est une nouveauté qui échoit en premier lieu au piano, avec un détail significatif : le pianiste romantique extraverti souhaite s'exprimer et se montrer ; ses mains jusque-là cachées dans le clavier du clavecin ou du piano-forte seront visibles, grâce au clavier à découvert.
L'influence de Frédéric Chopin est profonde sur la technique de jeu du piano, car il en attend une grande variété d'attaques et de touchers, et une souplesse que ses contemporains Frédéric Kalkbrenner, Alkan ou Ferdinand Hiller ne connaissent pas toujours. Le style musical plus que la manière harmonique de Chopin a marqué son siècle : ses pièces d'évocation (Nocturnes, Préludes, Berceuse) et ses danses stylisées (Valses, Mazurkas, Polonaises) suscitent bien des émules.
Franz Liszt occupe dans l'histoire du piano une place prépondérante ; créateur de la très grande virtuosité, il continue la tradition des duels pianistiques en luttant publiquement contre certains de ses contemporains, sa rivalité contre Sigismond Thalberg étant la plus célèbre. Il rassemble un nombre d'élèves considérable, et l'influence de sa pédagogie (en partie codifiée par sa disciple Marie Jaëll) demeure très importante. Franz Liszt donne les premiers récitals de piano, et l'on peut avancer qu'il est l'inventeur du « grand piano », par ses Études transcendantes, ses Rhapsodies, et aussi sa Sonate.
Liszt fait encore du piano le propagateur de la musique dans la société, par un nombre impressionnant de transcriptions, permettant aux amateurs de pratiquer eux-mêmes les œuvres entendues dans les concerts symphoniques. Cet exemple est suivi : de multiples éditeurs font travailler des transcripteurs, le plus souvent dans la version piano « à quatre mains ». Enfin, en abandonnant l'improvisation pianistique vers 1850, Liszt sonne le glas de cette activité sauvegardée de nos jours par les seuls organistes, et confère au texte musical écrit une valeur inconnue jusque-là, mais que les générations suivantes lui reconnaîtront.
Le piano, né sous l'Empire et la Restauration, entre vers 1830 dans l'ère industrielle : jamais un instrument de musique n'aura été fabriqué en telle quantité. Des musiciens (Pleyel, Herz), ou d'anciens ouvriers facteurs (Blanchet, Pape) ne s'y trompent pas, et fondent leur propre atelier, parfois assorti, pour montrer les qualités de leurs pianos, de salons qui deviendront nos grandes salles de concerts parisiennes encore actuelles : Ignaz Pleyel en 1807, Joseph Emmanuel Gaveau en 1847, et, à l'étranger, Friedrich Bechstein à Berlin en 1853, Ignaz Bösendorfer à Vienne en 1828, Heinrich Steinweg à Brunswick en 1835 (qui en 1853 se rebaptise Steinway à New York).
L'industrie du piano veut aussi la division du travail, requise par certaines spécialités : fabricants de mécaniques, de claviers, de barrages ou de cadres en fonte ; cela explique le nombre élevé d'assembleurs et de revendeurs, notamment dans les provinces. À cet épanouissement de la facture correspond l'abandon du vieux piano carré vers 1860-1880, concurrencé par le piano droit dès les années 1830-1850, et des autres formes de piano dont nous avons déjà parlé. Depuis 1880, la facture du piano connaît des progrès de détail, mais aucun changement fondamental ; elle poursuit son évolution vers un instrument plus sonore et plus souple à la fois. Le piano à queue moderne s'est agrandi jusqu'à 2,90 mètres pour les grands modèles de concert ; la caisse renforcée contient en dessous un robuste barrage en bois qui supporte une grande table d'harmonie de huit millimètres d'épaisseur, vernie, elle-même surplombée du plan des cordes, puis du barrage en fonte recouvrant toute la surface de la caisse. À l'extrémité du piano, le sommier d'accroche en bois est remplacé par des pointes directement fondues sur le barrage. À l'avant, le même barrage en fonte est moulé en forme de plaque percée de trous au travers desquels les chevilles tendant les cordes rejoignent au-dessous le sommier en bois.
Le croisement des cordes sur deux plans différents permet un appréciable gain de place, sans modifier les proportions des cordes graves, modification qui leur ôterait leurs belles résonances. Les cordes sont au nombre de trois par note pour l'aigu, deux pour le médium, et une pouvant atteindre huit millimètres de diamètre pour chaque note grave. Le clavier s'étend à sept octaves, de la1 à la6. Dans la mécanique à double échappement, les facteurs cherchent surtout à faciliter le travail des articulations, afin de ne pas la rendre trop fatigante aux doigts du pianiste ; le manche du marteau est allongé, et sa tête recouverte de feutre peut peser jusqu'à cinq grammes. La chasse agrandie permet une percussion plus franche.
Le son des pianos modernes a une durée beaucoup plus longue que celui des anciens piano-forte, dans lesquels il s'éteignait rapidement après la percussion. Cette continuité du son est le résultat d'une époque de recherches patientes, et d'améliorations de la facture, afin de permettre l'interprétation de mélodies romantiques, et de transformer le piano d'instrument-percussion en instrument-mélodie. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, chaque marque tient à cœur de produire des pianos dont la sonorité particulière réponde à l'esthétique du fabricant, et aux désirs de sa clientèle. Depuis lors, nous assistons à une évolution vers un « piano international », unifié par les associations commerciales entre les facteurs, le commerce international, et le souhait des grands virtuoses voyageant dans le monde entier de retrouver des pianos semblables dans les différents pays.
Le piano depuis un siècle
En explorant les zones d'influence liées à la carrière prodigieuse de Franz Liszt, et en rappelant le lien établi par Beethoven entre les carrières de compositeur et de pianiste, nous tenons les clefs de l'histoire pianistique à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle.
En effet, le piano est inséré à tel point dans la vie musicale que son histoire est celle du style de composition de l'époque considérée. L'école française renaissante après le désastre de 1870 en est un bon exemple. Camille Saint-Saëns, Georges Bizet, César Franck, Ernest Chausson, Emmanuel Chabrier composent pour un piano oscillant entre la virtuosité de Franz Liszt, l'évocation de Frédéric Chopin, la simple description d'agrément, ou plus rarement la méditation de type beethovénien. Ces termes indiquent bien que le piano est devenu un moyen du discours musical, tant est parfaite son adéquation à la société bourgeoise qui l'a adopté.
À la génération suivante, nous constatons, sous une présentation différente, la même relation entre l'instrument et l'évolution du style musical : Gabriel Fauré, Paul Dukas, Maurice Ravel, Gabriel Pierné, Albert Roussel, Erik Satie, Florent Schmitt sont pianistes parce qu'ils sont compositeurs. Claude Debussy lui-même apporte un renouveau considérable en tant que pianiste, et plus encore en tant que compositeur, car il enrichit le langage du piano, comme il enrichit celui de l'orchestre : la virtuosité de Feux d'artifice évoque Liszt, comme l'infinie délicatesse de toucher des Pas sur la neige rappelle Chopin.
Si, à la génération romantique, les pianistes virtuoses jouaient eux-mêmes leurs œuvres, l'époque que nous venons de retracer assiste à une scission entre compositeur et interprète, et à l'apparition des premiers virtuoses, chevaliers servants des productions d'autrui, eux-mêmes n'étant pas (ou très peu) créateurs : ainsi Anton Rubinstein, Ricardo Viñes et beaucoup d'autres.
L'extraordinaire fortune du piano consiste à avoir happé dans son sillage l'expression des écoles nationales : il a attiré les Espagnols Isaac Albéniz, Enrique Granados, José Turina et Manuel de Falla, comme le Hongrois Béla Bartók, les Italiens Ferruccio Busoni, Ottorino Respighi, Alfredo Casella, comme le Norvégien Edvard Grieg, ou le Polonais Karol Szymanowski, les Tchèques Leoš Janáček, Bohuslav Martinů, comme les Américains George Gershwin, Aaron Copland et Charles Ives. L'école russe est particulièrement brillante : si les auteurs du renouveau, comme Piotr Ilitch Tchaïkovski, Alexandre Glazounov ou Alexandre Balakirev s'intéressent peu au piano, leurs successeurs Serge Rachmaninov, Alexandre Scriabine, Serge Prokofiev, Dimitri Chostakovitch exigent une grande virtuosité, dans l'expression d'un répertoire alliant un fond de romantisme à d'originales recherches d'écriture.
Le piano est partout. Le moindre théâtre, la moindre salle de concert se doivent d'en posséder, il est l'auxiliaire pédagogique des écoles de musique : pour l'accompagnement de tous les instruments, de la danse, pour le solfège, l'harmonie, le contrepoint, voire la composition ; le jazz lui réserve une place toujours importante, et on le retrouve même au Théâtre national de Pékin. En 1975, on a vendu 15 000 pianos en France, tandis que les facteurs en fabriquaient environ 700 000 de par le monde ; une marque japonaise se targue même de fabriquer un piano toutes les deux minutes.