Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
B

Bruckner (Anton) (suite)

Un caractère ambivalent

L'homme mûr qui s'installa à Vienne, au numéro 42 de la Währingerstrasse, en compagnie de sa sœur cadette Maria-Anna (Nanni) qui tint son ménage, n'offrait pas encore l'image, aujourd'hui familière, de l'ascète chenu courbé sous le poids des ans et de l'adversité. Il conserva cependant la tendance, facile à confondre avec de l'humilité, à s'incliner devant toute autorité temporelle ou spirituelle, qu'elle lui fût imposée par les institutions ou qu'il l'eût lui-même choisie, comme ce fut le cas pour Wagner (dans la populaire silhouette dessinée par Otto Böhler, il paraissait plus petit que son confrère alors qu'en fait c'était l'inverse). Son comportement, son vêtement trop large nécessité par les mouvements qu'il exécutait aux claviers, son accent rural (l'équivalent pour la France de celui d'un paysan berrichon), tout cela prêtait à sourire, et il en était fort conscient. Mais avec une habileté qui suffisait à la démentir, il joua de cette réputation de niaiserie (Halb Gott, halb Trottel, « moitié Dieu, moitié benêt », disait, paraît-il, Mahler) pour endormir la méfiance de l'intelligentsia au sein de laquelle il se créa peu à peu une position que nul n'eût imaginé lui voir occuper un jour. Derrière une piété démonstrative, qui accentua encore son côté marginal, il dissimula une ambition amplement justifiée par son génie, mais que d'aucuns qualifient aujourd'hui d'« arriviste ». Après avoir, jusqu'à la trentaine passée, douté de sa vocation musicale, il prit conscience désormais de l'œuvre qu'il était destiné à accomplir, et il était prêt à endurer les pires épreuves pour la mener à bien. Il savait qu'il n'allait la faire triompher que si sa position sociale lui en donnait les moyens. Étant fils et petit-fils d'instituteurs, il eut la chance d'être un bon pédagogue, et devait mettre ce don à profit avec une admirable persévérance non seulement au conservatoire, mais aussi à l'université, terrain où il était peu prédestiné à prendre pied.

La « seconde école viennoise »

Après maintes sollicitations auprès du ministère, et sans se préoccuper de ce qu'il s'aliénait définitivement son collègue Hanslick en marchant par trop sur ses brisées, il obtint en effet en 1875 la création à son profit (mais, au début, sans émoluments) d'une chaire de théorie musicale ouverte aux étudiants du doctorat en philosophie, où se succédèrent durant vingt années les futurs grands noms de la pensée viennoise et pas seulement des musiciens. De ce maître qui entretenait avec eux des relations quasi familiales, la plupart de ses étudiants garderont un souvenir impérissable, l'honorant de multiples façons dans leurs écrits. Certains, comme Mahler, suivirent son enseignement à la fois au conservatoire et à l'université. Il eut, en outre, des élèves privés ; et un Hugo Wolf devait plaider pour lui avec acharnement dans le Wiener Salonblatt, et se réclamer de lui sans jamais avoir pris ses leçons. Le terme de « seconde école viennoise » doit donc s'appliquer, non pas au groupe de Schönberg (qui sera la « troisième ») mais à celui constitué par Bruckner et ses deux principaux héritiers Hugo Wolf et Gustav Mahler, avec aussi quelques autres noms, comme par exemple Franz Schmidt. Malgré de grandes divergences de pensée et de style, des affinités musicales frappantes les liaient sur le plan de l'écriture et même de certaines citations explicites ; et l'on ne saurait trop souligner l'antériorité de Bruckner dans les conquêtes de forme et de langage qui allaient marquer la fin du siècle et aboutir à l'éclatement du monde tonal.

Du désastre au triomphe

Mais reportons-nous à l'arrivée du maître à Vienne, pour le suivre brièvement dans son destin musical ­ qui d'ailleurs se confondait avec sa vie privée, puisque la composition allait absorber tout le temps que lui laissèrent ses triples fonctions (dans les cinq dernières années de sa vie seulement il eut le loisir de s'y consacrer totalement, et il était alors trop tard pour qu'il puisse mener à bien son œuvre ultime, la 9e Symphonie). Quant au bonheur intime d'un foyer, on sait qu'il lui fut toujours refusé, encore qu'en deux occasions, au moins, il y eût lui-même renoncé par intransigeance religieuse (du moins était-ce là le prétexte avoué). En 1870, sa sœur mourut, et il dut engager une servante, Kathi Kachelmayer, qui lui fut dévouée jusqu'à sa mort. Chaque été, il retourna au pays natal passer de studieuses vacances ; et trois grandes diversions, trois voyages lointains seulement marquèrent les vingt-huit années du séjour viennois : deux tournées organistiques triomphales, en 1869, en France (Nancy et Paris) et, en 1871, à Londres ; et un voyage de tourisme, en 1880, en Bavière, Suisse et Haute-Savoie. Ne s'y ajoutèrent que quelques brefs déplacements en Allemagne pour assister à divers concerts de ses œuvres, qui y furent parfois jouées avant de l'être à Vienne ; ou, bien sûr, au festival de Bayreuth, dont il devint d'emblée un familier. Les autres événements saillants furent rares. Au plan matériel, deux seuls déménagements (en 1877 pour la Hessgasse, à l'angle du Ring, et en 1895 pour le pavillon de garde du Belvédère mis à sa disposition par l'empereur François-Joseph) ; au plan de l'anecdote, sa réception par l'empereur, en 1886, où le monarque s'entendit demander par le musicien s'il ne pouvait « empêcher Hanslick de (le) démolir si méchamment » ; ou son unique rendez-vous avec Brahms, au restaurant « Zum roten Igel », où ils ne se comprirent qu'en matière culinaire ! Reste l'essentiel : les premières auditions des symphonies. Et là nous passons d'un extrême à l'autre, du désastre de la Troisième (16 déc. 1877) au triomphe de la Huitième (18 déc. 1892), tandis qu'en 1887 le rejet par Hermann Levi de la version primitive de cette même Huitième avait failli conduire Bruckner au suicide. À l'inverse, l'une des grandes joies de sa vieillesse fut, en novembre 1891, son accession au doctorat honoris causa de l'université de Vienne ; les solennités qui s'ensuivirent l'émurent jusqu'aux larmes.

Les versions multiples

Ce fut donc l'édification du monument symphonique qui occupa principalement ses pensées à Vienne. Après un hiatus de trois années environ, dû à la nécessité de s'accoutumer à la vie urbaine nouvelle à laquelle il était si mal préparé, il y revint en 1871-72 avec la Deuxième en ut mineur, et le poursuivit désormais sans désemparer, en passant parfois des années (notamment de 1876 à 1879 et de 1888 à 1891) à remodeler le travail antérieur. La plupart des symphonies connurent ainsi deux, voire trois rédactions successives ou « Fassungen », souvent très divergentes, plus diverses variantes pour des mouvements isolés : tous ces textes ont aujourd'hui paru dans l'Édition critique intégrale réalisée à Vienne. Sans tenir compte des retouches mineures, on s'aperçoit, en considérant cette somme, que Bruckner a produit, non pas neuf ni onze symphonies, mais bien dix-sept ! (On en donne plus loin la nomenclature.) Ces remaniements systématiques répondaient, certes, d'abord au souci de perfectionner l'ouvrage, de mieux profiler un thème ou de resserrer la forme. Mais ils eurent parfois l'inconvénient de faire disparaître des hardiesses précieuses ; d'où l'intérêt de la redécouverte des versions primitives (« Urfassungen »). En outre, certaines des révisions les plus tardives furent influencées par les exigences des élèves et interprètes du compositeur, soucieux de rendre sa musique acceptable aux oreilles des contemporains ; et dans certains cas ils rédigèrent eux-mêmes de nouveaux textes, qui furent en réalité les premiers publiés. Ceux-ci sont aujourd'hui heureusement abandonnés, mais il en demeure des traces fâcheuses, notamment dans les dernières versions des Troisième et Huitième symphonies.

L'« Art de la symphonie »

Bien qu'il s'agisse dans tous les cas de musique pure, et que l'ensemble ait pu être qualifié d'« Art de la symphonie » (A. Machabey), au sens de l'Art de la Fugue, chacune des symphonies ­ nous l'avons vu pour la Première ­ comporte en sa substance, sinon un programme précis, du moins un lien direct avec les circonstances de sa création et les sentiments qui assaillaient alors le musicien. En ce sens, Anton Bruckner s'affirma fondamentalement comme un romantique, donc un enfant de son siècle, ce qu'il fut aussi par sa situation chronologique, entre Beethoven et Schubert d'une part, Mahler et le XXe siècle de l'autre. Ces deux faits, à tout le moins, contrebattirent l'idée de son « intemporalité » ; et ce qu'on appela son « mysticisme » fut en vérité la traduction de son émerveillement devant toutes les beautés de ce monde et de sa gratitude envers Celui qu'il reconnaissait pour leur créateur. Ce terme constitua une constante de sa pensée dans toutes les symphonies et spécialement dans leurs adagios, dont les cinq derniers, au moins, comptent au nombre des pages les plus inspirées de toute la musique. Il reste que les terribles conflits qui sous-tendent cette pensée, et qui se traduisent notamment par des tensions harmoniques, dont le musicologue anglais Robert Simpson a fait une étude remarquable, justifient la conclusion de Gustave Kars : « On ne saurait imaginer qu'une œuvre d'une telle portée et d'une telle complexité ait pu être le fruit d'une vie béate, d'où la lutte et le doute auraient été absents. »

   Si diverses par leur propos, les symphonies répondent toutes à une évolution sans faille, chacune s'appuyant sur les précédentes pour préparer la suivante. Leur structure formelle obéit à deux principes fondamentaux : d'une part l'unité interne, accomplissement et systématisation d'un processus ébauché déjà par le dernier Schubert, et qui consiste à fonder l'œuvre sur une cellule mère qui féconde tous les mouvements et triomphe en conclusion ; d'autre part le trithématisme des mouvements de sonate, qui, de même que la succession des temps, répond à un souci primordial de contrastes (deux données vigoureuses ou épiques encadrent un « groupe du chant » de caractère lyrique). Contrairement à une idée trop répandue, ni leurs durées (à deux exceptions près : Cinquième et Huitième) ni leur effectif instrumental n'outrepassent maints exemples antérieurs (Berlioz). Le compositeur employait rarement des instruments autres que ceux de l'orchestre du dernier Beethoven ou de Brahms, mais il tira de cet orchestre des effets bien plus somptueux grâce à une technique plus moderne et surtout à un instinct infaillible dans le choix et la répartition des couleurs. L'influence de la registration organistique est évidente, mais elle se traduit, non par l'abus de doublures, mais par l'indépendance des groupes orchestraux, qui évoluent en grands blocs selon une démarche que seul le XXe siècle saura retrouver. À la pratique de l'orgue on peut, de même, rattacher les fréquentes césures (pauses générales) qui émaillent le discours brucknérien et préparent souvent l'énoncé d'une idée directrice. En réalité, ce rôle philologique du silence est commun aux trois grands romantiques autrichiens (Schubert, Bruckner, Mahler) : c'est un des traits fondamentaux qui les distinguent de leurs collègues d'Allemagne (de Beethoven à Reger), qui, dans la symphonie tout au moins, professent plutôt l'« horreur du vide » !

   Enfin, toute création liturgique majeure étant, chez Bruckner, absente du catalogue viennois à la seule exception du Te Deum entrepris en 1881 et terminé en 1884, la tentation est forte de considérer que les symphonies de la grande période (2 à 9) unissent l'expression sacrée et l'expression profane en un seul et même genre : phénomène pratiquement unique dans la littérature musicale. Grâce à cette dualité autant qu'à ses conquêtes d'écriture, Anton Bruckner s'élève très au-dessus du cadre régional et même national pour s'égaler aux deux plus grands chantres de l'humanité, Jean-Sébastien Bach et Ludwig van Beethoven. C'est donc lui, et non Brahms, qui devrait constituer, si l'on tenait à cette image, le troisième terme de la trinité proclamée par Hans von Bülow ; et la multiplicité des études qui lui sont consacrées montre d'ailleurs combien s'affirment de jour en jour l'importance et la valeur de son message au regard de la musique de notre temps.